à Remusberg ce 3 de décembre 1736
Monsieur j'ai été agréablement surpris en recevant aujourd'hui votre lettre avec les pièces, dont vous avez bien voulu l'accompagner.
Rien au monde ne m'aurait pu faire plus de plaisir, n'y ayant aucuns ouvrages dont je sois aussi avide que des vôtres. Je souhaiterais seulement que la souveraineté que vous me donnez en qualité d'être pensant me mette en état de vous donner des marques réelles de l'estime que j'ai pour vous, et que l'on ne saurait vous refuser.
J'ai lu, monsieur, la dissertation sur l'âme que vous adressez au père Tournemine. Tout homme raisonnable qui ne veut croire que ce qu'il peut comprendre, et qui ne décide pas témérairement sur des matières que notre faible raison ne saurait approfondir, sera toujours de votre sentiment. Il est certain que l'on ne parviendra jamais à la connaissance des premières causes. Nous qui ne pouvons pas comprendre d'où vient que deux pierres frappées l'une contre l'autre donnent du feu, comment pouvons nous avancer que dieu ne saurait unir la pensée à la matière? Ce qu'il y a de sûr, c'est que je suis matière et que je pense. Cet argument me prouve la vérité de votre proposition.
Je ne connais le père Tournemine que par la façon indigne dont il a attaqué m. Beausobre sur son Histoire du manichéisme. Il substitue les invectives aux raisons, faible et grossière ressource qui prouve bien qu'il n'avait rien de mieux à dire. Quant à mon âme, je vous assure, monsieur, qu'elle est bien la très humble servante de la vôtre. Elle souhaiterait fort qu'un peu plus dégagée de sa matière, elle pût aller s'instruire à Cirey,
Ce n'est pas à vous, monsieur, que je dirai tout ce que je pense au sujet des pièces que vous venez de m'envoyer. Il faut avoir perdu le sens commun pour ne pas les admirer. L'ode, remplie de beautés, ne contient que des vérités très evidentes; l'épître à Emilie est un abrégé merveilleux du système de m. Newton; et le Mondain, aimable pièce qui ne respire que la joie, est, si j'ose m'exprimer ainsi, un vrai cours de morale. La jouissance d'une volupté pure est ce qu'il y a de plus réel pour nous dans ce monde; j'entends cette volupté dont parle Montaigne, et qui ne donne point dans l'excès d'une débauche outrée.
J'attends la Philosophie de Newton avec grande impatience; je vous en aurai une obligation infinie. Je vois bien que je n'aurai jamais d'autre précepteur que m. de Voltaire. Vous m'instruisez en vers, vous m'instruisez en prose; il faudrait un cœur bien revêche pour être indocile à vos leçons.
J'attends encore la Pucelle. J'espère qu'elle ne sera pas plus austère que tant d'autres héroïnes qui se sont pourtant laissé vaincre par les prières et la persévérance de leurs amants.
J'ai reçu deux paquets de votre part; celui ci, monsieur, est le troisième. J'ai répondu aux deux premiers. Je vous ai ensuite adressé des vers, et voici ma quatrième lettre dont j'attends réponse. La raison de ces retardements est en partie causée par les postes d'Allemagne, qui vont lentement; et d'ailleurs mes lettres font un grand détour, passant par Paris pour aller en Champagne. Si vous pouvez trouver quelque voie plus courte, je vous prie de me l'indiquer; je serai charmé de m'en servir. La nonchalance du copiste est cause que je ne peux pas vous envoyer la Philosophie de Wolff; elle sera indubitablement achevée dans peu.
Vous êtes trop au dessus des louanges pour que je vous en donne, mais vous êtes en même temps trop ami de la vérité pour vous offenser de l'entendre. Souffrez donc, monsieur, que je vous réitère toute l'estime que j'ai pour vous. Mes louanges se bornent à dire que je vous connais. Puisse toute la terre vous connaître de même! Puissent mes yeux un jour voir celui dont l'esprit fait le charme de ma vie!
Je suis avec une véritable considération, monsieur, votre très affectionné ami
Frederic P. R.