[?June 1738]
Mon aimable amy, qui ferez honneur à tous les arts, et que j'aime tendrement, courage macte animo.
La sublime métaphisique peut fort bien parler le langage des vers. Elle est quelquefois poétique dans la prose du père Mallebranche, pourquoy n'achèveriez vous pas ce que Mallebranche a ébauché? C'étoit un poète manqué, et vous êtes né poète. J'avoue que vous entreprenez une carrière difficile, mais vous me paraissez peu étonné du travail. Les obstacles vous feront faire de nouveaux efforts, c'est à cette ardeur pour le travail, qu'on reconnoit le vray génie. Les paresseux ne sont jamais que des gens médiocres, en quelque genre que ce puisse être. J'aime d'autant plus ce genre métaphisique, que c'est un champs tout nouvau que vous défricherez. Omnia jam vulgata.
Ouy, volitabis per ora, mais vous serez toujours dans le cœur des habitans de Cirey.
Vous avez raison assurément de trouver de grandes difficultez dans le chapitre de Loke de la puissance, ou de la liberté. Il avouoit luy même, qu'il étoit là comme Le diable de Milton pataugeant dans le cahos.
Aureste je ne vois pas que son sage sistème qu'il n'y a point d'idées innées soit plus contraire qu'un autre à cette liberté, si désirable, si contestée, et peutêtre si incompréhensible. Il me semble que dans tous les sistèmes Dieu peut avoir acordé à l'homme la faculté de choisir quelquefois entre des idées, de quelque nature que soient ces idées. Je vous avoueray enfin qu'après avoir erré bien longtemps dans ce labirinthe, après avoir cassé mille fois mon fil j'en suis revenu à dire que le bien de la société exige que l'homme se croye libre. Nous nous conduisons tous suivant ce principe; et il me paraitrait un peu étrange d'admettre dans la pratique ce que nous rejetterions dans la spéculation. Je commence mon cher amy à faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une vérité, et si malheureusement le fetalisme étoit vray, je ne voudrois pas d'une vérité si cruelle. Pourquoy l'être souverain qui m'a donné un entendement qui ne peut se comprendre ne m'aura t'il pas donné aussi un peu de liberté? Nous nous sentons tous libres. Dieu nous auroit il trompéz tous? Voylà des arguments de bonne femme. Je suis revenu au sentiment après m'être égaré dans le raisonement.
Quant à ce que vous me dites mon cher amy de ces raports infinis du monde, dont Loke tire une preuve de L'existence de dieu, je ne trouve point l'endroit où il le dit.
Mais à tout hazard je crois concevoir votre difficulté, et sur cela, sans plus de détail, voicy mon idée que je vous soumets.
Je crois que la matière auroit indépendemment de dieu des raports nécessaire à l'infini, j'apelle ces raports aveugles, comme raports de Lieu, de distance, de figure etc. mais pour des raports de dessein je vous demande pardon. Il me semble qu'un mâle et une femelle, un brin d'herbe et sa semence, sont des démonstrations d'un être intelligent qui a présidé à L'ouvrage. Or de ces raports de dessein, il y en a à l'infini.
Pour moy je sens mille raports qui me font aimer votre cœur et votre esprit, et ce ne sont point des raports aveugles. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur; je suis trop de vos amis pour vous faire des compliments.
Madame du Chastelet a La même opinion de vous que moy, mais vous n'en devez aucun remerciment ny à l'un ny à l'autre.
V.