Sire,
Je reçois une lettre de Berlin du 25 décembre: elle contient deux grands articles; un plein de bonté, de tendresse & d'attention à me combler des bienfaits les plus flatteurs; le second article est un ouvrage bien fort de métaphysique. On croirait que cette lettre est de mr. de Leibnitz ou de mr. Volfius, & cependant elle est d'un roi. Vous m'ordonnez de me jeter dans la nuit de la métaphysique pour oser disputer contre les Leibnitzs, les Volfs & les Frederics. Me voilà comme Ajax combattant dans l'obscurité, & disant aux dieux: Rendez nous le jour.
1º. J'avoue d'abord que l'opinion de la raison suffisante de mrs. de Volfs & Leibnitz, est une idée très belle; c'est à dire, très vraie: car enfin il n'y a rien qui n'ait une raison de son existence. Mais cette idée exclut elle la liberté de l'homme?
2º. Qu'entends je par liberté? Le pouvoir de penser & d'opérer des mouvements en conséquence; pouvoir très borné sans doute, comme toutes nos facultés. Car, sire, plus vous êtes grand, plus vous sentez que l'homme est peu de chose.
3º. Est ce un autre qui fait tout cela pour moi? Si c'est moi, je suis libre; car être libre c'est agir, ce qui est passif n'est point libre. Est ce un autre qui agit pour moi? Je suis donc trompé par cet autre quand je crois être un agent.
4º. Quel est cet autre qui me tromperait? Si c'est un dieu, c'est lui qui me trompe continuellement: c'est l'être infiniment sage, infiniment conséquent, qui sans raison suffisante s'occupe éternellement d'erreur; chose opposée directement à son essence, qui est la vérité. S'il n'y a point de dieu, qui est ce qui me trompe? Est ce la matière, qui d'elle même n'a point l'intelligence?
5º. Pour nous prouver, malgré ce sentiment intérieur, malgré ce témoignage que nous vous rendons de notre liberté; pour nous prouver, dis je, que cette liberté n'existe pas, il faut prouver nécessairement qu'elle est impossible. Cela me paraît incontestable. Voyons comment la liberté serait impossible.
6º. Cette liberté ne peut être impossible que de deux façons, ou parce qu'il n'y a aucun être qui puisse la donner, ou parce qu'elle est en elle même contradictoire, avec notre malheureuse machine. Comme un carré rond est une contradiction, &c. Or l'idée de la liberté de l'homme ne portant rien en soi de contradictoire, reste à voir si l'être infini & créateur est libre; & si étant libre, il peut donner une petite partie de cet attribut à l'homme, comme il lui a donné une petite portion d'intelligence.
7º. Si dieu n'est pas libre, il n'est pas un agent, donc il n'est pas dieu. Or s'il est libre, s'il est tout puissant, il suit qu'il peut donner à l'homme la liberté. Reste donc à savoir quelle raison on aurait de croire qu'il ne nous a pas fait ce présent.
8º. On prétend que dieu ne nous a pas donné la liberté; parce que si nous étions des agents, nous serions en cela indépendants de lui. Que ferait dieu, dit on, pendant que nous agirions nous mêmes? Je réponds que dieu sait lorsque les hommes agissent, & ce qu'il fera quand ils ne seront plus: que son pouvoir n'en est pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, & que cette communication qu'il nous a fait d'un peu de liberté, ne nuit en rien à sa puissance infinie.
9º. On nous objecte que nous sommes quelquefois emportés malgré nous, &c. Je réponds: Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie prouve la santé, & la liberté est la santé de l'âme.
10º. On objecte que l'assentiment de notre esprit est toujours nécessaire; que la volonté suit cet assentiment, &c. Donc, dit on, nous voulons, nous agissons nécessairement. Je réponds, qu'en effet on désire nécessairement: mais désir & volonté sont deux choses très différentes, & si différentes, qu'un homme veut & fait souvent ce qu'il ne désire pas. Combattre ses désirs est le plus bel effet de la liberté, & je crois qu'une des grandes sources du malentendu qui est entre les hommes sur cet article, vient de ce que l'on confond souvent la volonté & le désir.
11º. On objecte, que si nous étions libres il n'y aurait point de dieu. Je crois au contraire que ce n'est que parce qu'il y a un dieu que nous sommes libres; car si tout était nécessaire, si ce monde existait par lui même d'une nécessité absolue inhérente dans sa nature (ce qui fourmille de contradictions), il est certain qu'en ce cas tout s'opérerait par des mouvements liés nécessairement ensemble. Donc il n'y aurait alors aucune liberté: donc sans dieu point de liberté. Je suis bien surpris des raisonnements échappés sur cette matière à l'illustre mr. Leibnitz.
12º. Le plus terrible argument qu'on ait jamais apporté contre la liberté, est l'impossibilité d'accorder avec elle la prescience de dieu; & quand on me dit, dieu sait ce que vous ferez dans vingt ans; donc ce que vous ferez dans vingt ans est d'une nécessité absolue:j'avoue que je suis à bout, & que tous les philosophes qui ont voulu concilier les futurs contingents avec la prescience divine, ont été de bien mauvais négociateurs. Il y en a d'assez déterminés pour dire que dieu peut très bien ignorer l'avenir, à peu près (s'il est permis de parler ainsi) comme un roi peut ignorer ce que fera un général à qui il aura donné la carte blanche. C'est le sentiment des Sociniens. On objecte à ces raisonnements là, que dieu voit en un instant l'avenir, le passé et le présent; que l'éternité est instantanée pour lui. Mais ils répondent qu'ils n'entendent pas ce langage, & qu'une éternité, qui est un instant, leur paraît aussi absurde qu'une immensité qui n'est qu'un point.
Ne pourrait on pas, sans être aussi hardi qu'eux, dire que dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d'esprit prévoit le parti que prendra dans cette occasion un homme dont il connaît le caractère? La différence sera qu'un homme prévoit à tort & à travers, & que dieu prévoit avec une justesse infinie. L'homme devine très mal, & dieu prévoit très bien. C'est le sentiment de Clarke, ce grand férailleur en métaphysique. J'avoue que tout cela me paraît très hasardé, & que c'est un aveu plutôt qu'une solution de la difficulté. J'avoue enfin, sire, qu'on fait contre la liberté d'excellentes objections; mais on en fait d'aussi bonnes contre l'existence de dieu; & comme malgré les difficultés extrêmes contre la création & contre la providence, je crois néanmoins la création & la providence, aussi je me vois libre (jusques à certain point, s'entend) malgré les puissantes objections que l'on fera toujours contre cette malheureuse liberté.
Je crois donc écrire à v.m. comme à un automate créé pour être à la tête de quelques milliers de marionnettes humaines; mais comme à un être des plus libres & des plus sages que dieu ait jamais daigné créer. Si vous pensiez, sire, que nous sommes de pures machines, que deviendrait l'amitié dont vous faites vos délices? De quels prix seraient les grandes actions que vous ferez? Quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que votre majesté prendra de rendre les hommes plus heureux & meilleurs? Comment enfin regarderiez vous l'attachement qu'on a pour votre personne, les services qu'on vous rendra, le sang qu'on versera pour vous? Quoi! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu'on ferait pour lui plaire, du même œil dont on voit des vices de moulin tourner par le courant de l'eau, & se briser à force de servir? Non, sire votre âme est trop noble pour souffrir qu'on le prive ainsi de son plus beau partage, &c.