1749-06-11, de Denis Diderot à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Le moment où j'ai reçu votre lettre a été un des moments les plus doux de ma vie.
Je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelq'un qui fût plus votre admirateur que moy. On conserve prétieusement les marques de la bienveillance des grands; pour moi qui ne connois guères de distinction réelle entre les hommes que celle que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au dessus des marques de la faveur des grands, que les grands sont au dessous de vous. Que ce peuple pense àprésent de ma lettre sur les aveugles tout ce qu'il voudra; elle ne vous a pas déplu; mes amis la trouvent bonne: Cela me suffit.

Le sentiment de Saounderson n'est pas plus mon sentiment que le vôtre; mais ce pourroit bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement, n'ont pas le même éclat pour un aveugle. Il vit dans une obscurité perpétuelle; et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C'est ordinairement pendant la nuit que s'élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi, L'existence de dieu; le lever du soleil les dissipe toujours; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voyent. Il ne faut pas que vous imaginiez que Saounderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place; vous ne pouvez vous substituer à personne, sans changer totalement l'état de la question.

Voicy quelques raisonnements que je n'aurois pas manqué de prêter à Saounderson, sans la crainte que j'ai de ceux que vous m'avez si bien peints. ‘S'il n'y avoit jamais eu d'êtres, lui aurois je fait dire, il n'y en auroit jamais eu; car pour se donner l'existence il faut agir, et pour agir il faut être. S'il n'y avoit jamais eu que des êtres matériels, il n'y auroit jamais eu d'êtres spirituels; car les êtres spirituels se seroient donné l'existence, ou l'auroient reçue des êtres matériels; s'ils s'étoient donné l'existence ils auroient agi avant que d'être; s'ils l'avoient reçue des êtres matériels, ils en seroient des modes ou du moins des effets, ce qui n'est point du tout votre compte. Mais s'il n'y avoit jamais eu que des êtres spirituels, vous allez voir qu'il n'y auroit jamais eu d'êtres matériels. La bonne philosophie ne me permet de supposer dans les choses que ce que j'y apperçois distinctement: mais je n'apperçois distinctement d'autres facultés dans l'esprit que celles de vouloir et de penser; et je ne conçois non plus que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres matériels ou sur le néant, que le néant et les êtres matériels, sur les êtres spirituels. Prétendre qu'il ne peut y avoir d'action du néant et des êtres matériels sur les êtres purement spirituels, parce qu'on n'a nulle perception de la possibilité de cette action, c'est convenir qu'il ne peut y avoir d'action des êtres purement spirituels sur les êtres corporels; car la possibilité de cette action ne se conçoit pas davantage. Il s'ensuit donc de cet aveu et de mon raisonnement, continueroit Saounderson, que l'être corporel n'est pas moins indépendent de l'être spirituel, que l'être spirituel de l'être corporel; qu'ils composent ensemble l'univers, et que l'univers est dieu. Quelle force n'ajouteroit point à ce raisonnement l'opinion qui vous est commune avec Locke que la pensée pourroit bien être une modification de la matière!’

‘Mais, lui répliqueriez vous, et ces Rapports infinis que je découvre dans les choses; et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés; qu'en penserai je?’ Que ce sont des êtres métaphysiques qui n'existent que dans votre esprit, vous répondroit il. On remplit un vaste terrein de décombres jettées au hazard, mais entre lesquelles le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes; que diriez vous de ces insectes si, prenant pour des êtres réels les rapports des lieux qu'ils habitent avec leur organisation, ils s'extasioient sur la beauté de cette architecture souterraine, et sur l'intelligence supérieure du jardinier qui a disposé les choses pour eux?

Ah, monsieur, qu'il est facile à un Aveugle de se perdre dans un labirinthe de raisonnements semblables et de mourir athée, ce qui toutefois n'arrive point à Saounderson! Il se recommande en mourant au dieu de Clark, de Leibnitz et de Neuton, comme les israelites se recommandoient au dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, parce qu'il est à peu près dans une position semblable. Je lui laisse, ce qui reste aux sceptiques les plus déterminés, toujours quelqu'espérance qu'ils se trompent, mais que cela soit ou non, je ne suis point de leur avis. Je crois en dieu, quoique je vive très bien avec les athées. Je me suis aperçu que les charmes de l'ordre les captivoient malgré qu'ils en eussent; qu'ils étoient enthousiastes du beau et du bon, et qu'ils ne pouvoient, quand ils avoient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mauvaise action: en voilà tout autant qu'il m'en faut! Ils disent que tout est nécessité; selon eux, un homme qui les offense, ne les offense pas plus librement que ne les blesse une tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête; mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s'indignent contre la tuile. Autre inconséquence qui me rassure. Il est donc très important de ne pas prendre de la Cigue pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en dieu. Le monde, disoit Montagne, est un esteuf qu'il a abandonné à Peloter aux philosophes; et j'en dis presque autant de dieu même.

J'irois, monsieur, avec tout l'empressement imaginable m'entretenir, ou plutôt m'éclairer avec vous sur ces très sublimes et très inutiles vérités; mais Je suis enchaîné dans ma retraite par des chagrins de famille qui ne me laissent presqu'aucune liberté d'esprit; par des occupations énormes qui enrichiroient tout autre [que] moy, et qui dérangent mes affaires et épuisent mon tems, et par une passion violente qui dispose presqu'entièrement de moy. O philosophie, philosophie: à quoi donc êtes vous bonne, si vous n'émoussez ni les pointes de la douleur et des chagrins, ni l'aiguillon des passions?

Si jamais je me sens l'âme un peu plus libre, et l'esprit plus en état de soutenir la bonne opinion qu'il me semble que vous avez conçue de moy; J'aparoîtrai subitement, et mes yeux verront cet homme inconcevable dont les écrits m'enchantent tour à tour, à qui je dois le peu de stile et d'esprit philosophique que J'ai, qui possède dans un dègré surprenant tous les talens réunis, à qui tous les genres de littérature sont familiers, et qui s'est signalé dans chacun d'eux, Comme s'il en eût fait son unique étude. Aprésent, Je suis dans l'état d'un Atome réduit à la force d'inertie et qu'un globe immense Animé par lui même d'une vitesse prodigieuse invite à la collision. Pardonnez moi, monsieur, si Je l'évite pour le moment, et permettez que je vous présente un ouvrage qui n'est pas trop bon, mais qui vaut encore mieux que moy. Ce sont mes mémoires sur différents sujets de mathématiques. Je ne vous les envoyai point dans le tems, parce que j'appris que vous étiez à la Cour de Lunéville, ou au château de Cirey. J'en joins un exemplaire au vôtre, pour madame la marquise du Chatelet. Elle trouvera dans le dernier de ces mémoires, La démonstration que Les rétardations, que La résistance de l'air apporte au mouvement des pendules, sont Comme les quarrés des arcs parcourus, et non comme les arcs, ainsi que Neuton paroît l'avoir supposé. Mais peutêtre que Les différences sont icy si peu considérables, qu'on peut prendre sans erreur our les arcs ou leurs quarrés pour l'expression des Rétardations. C'est ce que madame la marquise du Chatelet sçait assurément beaucoup mieux que moi. Oserois je vous prier, monsieur, de lui présenter mon très humble respect et mes excuses, ce sont les mêmes que celles que je vous disois tout à l'heure. J'ai l'honneur d'être avec tout le Respect et le dévouement qu'un petit disciple doit à son maître,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Diderot