Je vous rends mille grâces, monsieur, de votre belle lettre. Vous avez le talent si rare de dire bien des choses en peu de mots, et de les dire d'une manière unique. Je vous exhorte encore une fois d'en faire bon usage contre le Système de la nature. Rien de mieux pensé que le jugement que vous portez de ce monstrueux livre. Une vingtaine de pages de votre façon le feront mieux tomber que tous les écrits volumineux qu'il va faire éclore; et, permettez moi de vous le dire, vous êtes plus obligé que personne de remédier au mal que ce livre produira. Vous avez le premier appris à votre nation à penser et à écrire sur de telles matières, et vous n'avez peut-être pas assez réfléchi alors, que pour un philosophe, à qui la raison sert de frein, il y aura toujours tout au moins cent mille libertins qui ne demandent pas mieux que d'être assurés de l'impunité.
Si vous n'avez rien de plus consolant à me dire sur notre existence commune, il faudra bien que je m'en contente. C'est au moins quelque chose que d'être assuré de la possibilité d'une existence perpétuelle. Mais ne pourrait on pas aller jusqu'à la probabilité, et même jusqu'à la plus grande vraisemblance? Car je conviens avec vous m. qu'il y aurait de la charlatanerie à vouloir parler de certitude sur ce que dieu fera, à moins d'une révélation; et il ne s'agit entre nous que de ce que la seule raison nous peut apprendre. Je conçois bien que hors de la physique et de la géométrie, nous n'en savons pas plus que Socrate ou Cicéron. Ils connaissaient l'homme aussi bien que nous pouvons le connaître, peut-être même un peu mieux. Mais s'ils étaient trop sages pour décider sur l'immortalité de l'âme, ils étaient assez heureux pour se la persuader. Le doute, comme vous l'observez m., n'est pas un état bien agréable; je dirai même que c'est un état très pénible, lorsqu'il nous tient suspendus entre le néant et l'immortalité. Un moyen, ce me semble, de s'en tirer, ce serait de mettre beaucoup de probabilités d'un côté, et très peu de l'autre.
Cela ne doit pas coûter plus d'effort à dieu de perpétuer notre existence que de la faire momentanée. Il ne lui revient aucun bien de notre anéantissement. Un sage artiste détruirait il sans nécessité un ouvrage industrieux qu'il aurait pris la peine de former; et quel père serait bien aise de laisser périr un enfant? — Et puis, notre première carrière est si pénible que peu de gens seraient tentés de la recommencer; quelques uns mêmes auraient peut-être préféré la non-existence à une vie misérable et douloureuse. Que deviendrait dans ces cas là la bonté divine? Vous savez tout cela infiniment mieux que moi, m., et combien de fois on a répété: Etait ce la peine de naître?
D'ailleurs la récompense de la vertu et le châtiment du crime semblent exiger dans mille cas une existence prolongée. Je n'ai garde de me représenter dieu comme un tyran qui se plairait à me faire souffrir sans fin. Mais je ne puis m'empêcher de le considérer comme un bon maître, au pouvoir duquel rien ne me saurait soustraire; et ne serait il pas étrange qu'il ne tînt qu'à moi de le faire dès qu'il me plairait? Ce serait pourtant l'affaire d'un coup de pistolet, si mon âme n'est pas immortelle.
Ne croyez vous pas qu'on puisse inférer de ces considérations et de mille autres qui vous sont connues, qu'à ne consulter que le bon sens naturel, la perpétuité de notre existence est beaucoup plus probable que notre prochain anéantissement?
Au reste, je conviens avec vous m. que le plus sûr est de ne jamais rien faire contre sa conscience, et de faire toujours de notre mieux. Je n'oublierai jamais cette excellente leçon, et je me ferai gloire de la tenir de vous.
La fin de votre lettre m'afflige très sincèrement, tant pour ma propre satisfaction que pour le bien des malheureux dont vous êtes devenu le plus zélé protecteur. Je dois vous souhaiter m. dans cette époque-ci les années de Fontenelle, et toutes celles que vous méritez par dessus lui. Que votre corps se soutienne aussi bien que votre esprit, et j'oserai me promettre dans vingt ans d'ici le plaisir de vous répéter encore que je….