à Remusberg ce 8 de février 1737
Monsieur, ne vous embarrassez nullement du bruit qui s'est répandu sur la correspondance que j'ai avec vous; ce bruit ne nous peut faire de la peine ni à l'un ni à l'autre.
Il est vrai que des personnes superstitieuses, dont il y en a dans ce pays autant et peut-être plus qu'autre part, ont été scandalisées de ce que j'étais en commerce de lettres avec vous; ces personnes me soupçonnent d'ailleurs de ne point croire à la rigueur tout ce qu'ils nomment articles de foi. Vos ennemis les ont si fort prévenues par les calomnies qu'ils répandent sur votre sujet avec la dernière malignité, que ces bons dévots damnent saintement ceux qui vous préfèrent à Luther, à Calvin, et qui poussent l'endurcissement de leurs cœurs jusques à oser vous écrire. Pour me débarrasser de leurs fâcheuses importunités, j'ai cru que le parti le plus convenable était de faire avertir le gazetier d'Amsterdam qu'il me ferait plaisir de ne parler de moi en aucune façon.
Voilà, monsieur, la vérité de tout ce qui s'est passé; vous pouvez y ajouter foi. Je peux vous assurer que je me fais honneur de vous estimer et que je tire gloire de […] rendre hommage à votre génie. Je consentirai même de faire imprimer tous les endroits de mes lettres où il s'agit de vous, pour manifester aux yeux du monde entier que je ne rougis point de me faire éclairer d'un homme qui mérite de m'instruire, et qui n'a d'autre défaut que d'être trop supérieur au reste des hommes. Mais, monsieur, vous n'avez pas besoin d'un témoignage aussi faible que le mien pour affermir votre réputation, si bien établie par vous même. Ce fondement est plus noble et plus solide que celui de mes vains suffrages. Dans tout autre siècle que celui dans lequel nous vivons, je n'aurais pas interdit au sieur Tronchin la liberté de parler de moi, et même de la façon qu'il lui aurait plu. Il ne risquerait jamais de faire le Bajazet au mont Saint-Michel. C'est une règle de la prudence, et vous la savez, monsieur, qu'il faut céder aux circonstances et s'accommoderau temps. Je me suis vu obligé de la pratiquer.
Vous avez reçu avec tant d'indulgence les vers que je vous ai adressés, que je hasarde de vous envoyer une Ode sur l'oubli, dont le sujet n'a pas été traité, que je ne sache. Je vous demande, monsieur, à son égard toute l'inflexibilité d'un maître et la sévère rigidité d'un censeur. Vos corrections m'instruiront; elles me vaudront des préceptes dictés par Apollon même et l'inspiration des muses.
Vous me ferez plaisir, monsieur, de me marquer vos doutes sur la Métaphysique de Wolff. J'espère de vous envoyer dans peu la fin de l'ouvrage. Je crois que vous l'attaquerez par la définition qu'il fait de l'être simple. Il y a une Morale du même auteur qui est incomparable: tout y est traité dans le même ordre que dans la Métaphysique; les propositions sont intimement liées les unes avec les autres, et se prêtent, pour ainsi dire, mutuellement la main pour se fortifier. Un certain Jordan, que vous devez avoir vu à Paris, en a entrepris la traduction. Il a quitté saint Paul en faveur d'Aristote.
Wolff établit à la fin de sa métaphysique l'existence d'une âme différente du corps; il s'explique sur son immortalité en ces termes: 'L'âme', dit il, 'ayant été crée tout d'un coup et non successivement dieu ne peut l'anéantir que par un acte formel de sa volonté'. Il semble croire l'éternité du monde, quoiqu'il n'en parle pas en termes aussi clairs qu'on le désirerait.
Ce que l'on peut dire de plus palpable sur ce sujet est, selon mes faibles lumières, que le monde est éternel dans le temps, ou bien dans la succession des actions, mais que dieu, qui est hors des temps, doit avoir été avant tout. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que le monde est beaucoup plus vieux que nous le croyons. Si dieu, de toute éternité, l'a voulu créer, la volonté et le parfaire n'étant qu'un en lui, il s'ensuit nécessairement que le monde est éternel. Ne me demandez pas, je vous prie, monsieur, ce que c'est qu'éternel, car je vous avoue par avance qu'en prononçant ce terme, je dis un mot que je n'entends pas trop moi même. Les questions métaphysiques sont au dessus de notre portée. Nous tâchons en vain de deviner des choses qui excèdent notre compréhension, et, dans ce monde ignorant, la conjecture la plus vraisemblable passe pour le meilleur système.
Le mien est d'adorer l'être suprême, uniquement bon, uniquement miséricordieux, et qui par là seul mérite mes hommages; d'adoucir et de soulager, autant que je puis, les humains, dont la misérable condition m'est connue; et de m'en rapporter, au reste, à la volonté de mon créateur, qui disposera de moi comme bon lui semblera, et duquel, arrive ce qui peut, je n'ai rien à craindre. Je compte bien que c'est à peu près votre confession de foi.
Si la raison m'inspire, si j'ose me flatter qu'elle parle par ma bouche, c'est d'une manière qui vous est très avantageuse; elle vous rend justice comme au plus grand homme de France, et comme à un mortel qui fait honneur à la parole.
Si jamais je vais en France, la première chose que je demanderai, ce sera: où est m. de Voltaire? Le roi, sa cour, Paris, Versailles, ni le sexe, ni les plaisirs, auront part à mon voyage; ce sera vous seul. Souffrez que je vous livre encore un assaut au sujet du poème de la Pucelle. Si vous avez assez de confiance en moi pour me croire incapable de trahir un homme que j'estime, si vous me croyez honnête homme, vous ne me la refuserez pas. Ce caractère m'est trop précieux pour le violer de ma vie, et ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas indiscret ni imprudent.
Continuez, monsieur, à éclairer le monde. Le flambeau de la vérité ne pouvait être confié à de meilleures mains. Je vous admirerai de loin, ne renonçant cependant point à la satisfaction de vous voir un jour. Vous me l'avez promis et je me réserve de vous en faire souvenir à temps.
Comptez, monsieur, sur mon estime; je ne la donne pas légèrement et je ne la retire pas de même. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis à jamais, monsieur, votre très affectionné ami
Frederic