Le 11 octobre 1777
Je suis très persuadé que si Marc Aurèle s'était avisé d'écrire sur le gouvernement, son ouvrage aurait été bien supérieur à ma brochure; l'expérience qu'il avait acquise en gouvernant cet immense empire romain, devait être bien au dessus des notions que peut avoir résumées un chef des Obotrites & des Vandales; & Marc Aurèle personnellement était si supérieur par sa morale pratique aux souverains, & j'ose dire aux philosophes mêmes, que toute comparaison qu'on fait avec lui est téméraire.
Laissons donc Marc Aurèle, en l'admirant tous deux, sans pouvoir atteindre à sa perfection; & en nous mettant au niveau de notre médiocrité, rabaissons nous à la stérilité de notre siècle, qui s'épuisant pour donner Voltaire au monde, n'a pas eu la force de lui fournir des émules.
Je vois donc que les Suisses pensent sérieusement à réformer leurs lois. Ce code Carolin m'est connu; j'ai fourré le nez dans ces anciennes législations, lorsque j'ai cru nécessaire de réformer les lois des habitants des bords de la Baltique. Ces lois étaient des lois de sang, ainsi qu'on nommait celles de Dracon: & à mesure que les peuples se civilisent, il faut adoucir leurs lois. Nous l'avons fait & nous nous en sommes bien trouvés. J'ai cru, en suivant les sentiments des plus sages législateurs, qu'il valait mieux empêcher & prévenir les crimes que de les punir; cela m'a réussi, & pour vous en donner une idée nette, il faut vous mettre au fait de notre population, qui ne va qu'à cinq millions deux cent mille âmes. Si la France a vingt millions d'habitants, cela fait à peu près le quart; depuis donc que nos lois ont été modérées, nous n'avons année commune que quatorze, tout au plus quinze arrêts de mort; je puis vous en répondre d'autant plus affirmativement, que personne ne peut être arrêté sans ma signature, ni personne justicié, à moins que je n'aie ratifié la sentence. Parmi ces délinquants la plupart sont de[s] filles qui ont tué leurs enfants; peu de meurtres, encore moins de vols de grands chemins. Mais parmi ces créatures qui en usent si cruellement envers leur postérité, ce ne sont que celles dont on a pu avérer le meurtre qui sont exécutées. J'ai fait ce que j'aipu pour empêcher ces malheureuses de se défaire de leur fruit. Les maîtres sont obligés de dénoncer leurs servantes dès qu'elles sont enceintes; autrefois on avait assujetti ces pauvres filles à faire dans les églises des pénitences publiques; je les en ai dispensées: il y a des maisons dans chaque province, où elles peuvent accoucher, & où l'on se charge d'élever leurs enfants. Nonobstant toutes ces facilités, je n'ai pas encore pu parvenir à déraciner de leur esprit le préjugé dénaturé qui les porte à se défaire de leurs enfants; je suis même maintenant occupé de l'idée d'abolir la honte jadis attachée à ceux qui épousaient des créatures qui étaient mères sans être mariées; je ne sais si peut-être cela ne me réussira pas. Pour la question, nous l'avons entièrement abolie, & il y a plus de trente ans qu'on n'en fait plus usage; mais dans des états républicains, il y aura peut-être quelque exception à faire pour les cas qui sont des crimes de haute trahison; comme, par exemple, s'il se trouvait à Genève des citoyens assez pervers pour former un complot avec le roi de Sardaigne, pour lui livrer leur patrie. Supposé qu'on découvrît un des coupables, & qu'il fallût s'éclaircir nécessairement de ses complices pour trancher la racine de la conjuration, dans ce cas je crois que le bien public voudrait qu'on donnât la question au délinquant. Dans les matières civiles il faut suivre la maxime qui veut qu'on sauve un coupable plutôt que de punir un innocent. Après tout, dans l'incertitude sur l'innocence d'un homme, ne vaut il pas mieux le tenir arrêté que de l'exécuter? La vérité est au fond d'un puits; il faut du temps pour l'en tirer, & elle est souvent tardive à paraître; mais en suspendant son jugement jusqu'à ce qu'on soit entièrement éclairci du fait, on ne perd rien, & l'on assure la tranquillité de sa conscience, ce à quoi chaque honnête homme doit penser. Pardon de mon bavardage de légiste. C'est vous qui m'avez mis sur cette matière; je ne l'aurais pas hasardé de moi même. Ces sortes de matières font mes occupations journalières; je me suis fait des principes d'après lesquels j'agis, & je vous les expose.
J'oublie dans ce moment que j'écris à l'auteur de la Henriade; je crois adresser ma lettre à feu le président de Lamoignon; mais vous réunissez toutes ces connaissances: ainsi nulle matière ne vous est étrangère. Si vous voulez encore du Cujas& du Barthole des Obotrites vous n'avez qu'à parler; je vous donnerai toutes les notions que vous désirez. C'est en faisant des vœux pour la conservation du patriarche de la tolérance que le solitaire de Sans-Souci espère qu'il ne l'oubliera pas. Vale.