1773-10-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Que je vous suis obligé, Monsieur, de m’écrire du séjour de la gloire et du bonheur! Ces deux personnes sont rarement ensemble.
Mais quand on les trouve il semble qu’il soit permis d’oublier tout le monde. Vous n’avez pourtant point oublié un pauvre vieux solitaire. Nous vous remercions tendrement Madame Denis et moi.

Grand-merci de cette Lettre d’un Evêque de Picardie. Ce païs là fut autrefois le berceau de la ligue; le fanatisme s’y est conservé. J’ai peine à croire que cette Lettre soit d’un Evêque né à Carpentras, et parconséquent sujet du pape. Ce n’est pas qu’il n’eût pu penser tout ce qui est dans sa Lettre; mais il y a longtemps que le pauvre diable ne pense plus; il est tombé en enfance, et vous verrez que quelque ex-jesuite lui aura fait signer cette Lettre également injurieuse au Roi et au Pape. Il serait plaisant que nous eussions un shisme et des antipapes pour la compagnie de Jesu. Il ne nous manque plus que celà pour nous achever de peindre.

On dit que tout est factions et cabales à Paris depuis les petites marionettes jusqu’aux grandes. Je ne m’attendais pas qu’il dût se trouver un parti qui soutînt le crime absurde des Jonquay, contre l’innocence de Mr De Morangiés, après l’arrêt du parlement. La folie a établi son trône dans Paris, comme la raison a mis le sien dans le beau séjour où vous êtes. Cependant, je ne sais comment on aime toujours cette ville qui est le centre de toutes les erreurs et de toutes les sottises. Il faut aparamment qu’il y ait aussi du plaisir. Les singes font des gambades très plaisantes quoi qu’ils se mordent. Pour moi j’achêve mes jours en paix malgré mon ami Fréron et mon ami l’abbé Sabatier.

Je serais fâché que le Taureau blanc parût en public et me frapât de ses cornes. Je prierai M[r] le chevalier de Chatelus de vouloir bien ne le mettre que dans des écuries bien fermées dont les profanes n’aient point la clef. On le traitterait comme le boeuf gras, on courrait après lui, et ensuite on le mangerait, et moi aussi, quoique je ne sois pas gras.

Quand vous serez à Paris je vous demanderai deux grâces. La première c’est de vous souvenir de moi, la seconde c’est d’en faire souvenir Madame Du Deffant à qui je n’écris point, parce que je n’ai rien à lui envoier qui puisse l’amuser, mais à qui j’ai la plus grande obligation du monde puisque c’est à elle que je dois vôtre connaissance, et j’ose même dire l’honneur de vôtre amitié.

Je ne sais si vous l’amuserez avec vôtre bœur, car il faut être un peu familiarisé avec le stile oriental, et les bêtises de l’antiquité, pour se plaire un peu avec de telles fadaises, et Madame Du Deffant ne se plait guères à cette antiquité respectable. Je n’ai jamais pu lui persuader de se faire lire l’ancien Testament, quoi qu’il soit à mon gré plus curieux qu’Homère.

Vous aurez incessamment une suite des fragments sur l’Inde. Figurez vous qu’il y a par delà Lahor une république qui possède plus de cent lieues de païs et qui n’a d’autre religion que l’adoration d’un Dieu sans aucune cérémonie; c’est la république des Seïques, elle est alliée des Anglais qui ne sont pas cérémonieux et qui possèdent actuellement tout le Bengale en souveraineté. Il est assez singulier que je m’occupe en Suisse de ce qui se passe dans l’Inde; mais je ne trouverais pas mauvais qu’une fourmi à un bout de sa fourmilière s’intéressât à ce qui arrive à l’autre bout.

Adieu, Monsieur, je suis une vieille fourmi qui vous est bien véritablement dévouéea; et la fourmi Made Denis vous en dit autant.

V.

Quand vous me ferez l’honneur de m’écrire mettez une L comme je mets un V, car quoi que je ne me méprenne pas au stile je puis me méprendre à l’écriture.