31e auguste 1764 à Ferney
J'apprends, Madame, que vous avez perdu Mr D'Argenson.
Si cette nouvelle est vraie, je m'en afflige avec vous. Nous sommes tous comme des prisoniers condamnés à mort qui s'amusent un moment sur le préau, jusqu'à ce qu'on vienne les chercher pour les expédier. Cette idée est plus vraie que consolante. La première leçon que je crois qu'il faudrait donner aux hommes c'est de leur inspirer du courage dans l'esprit, et puisque nous sommes nés pour souffrir et pour mourir, il faut se familiariser avec cette dure destinée. Je voudrais bien savoir si Mr D'Argenson est mort en philosophe ou en poule mouillée. Les derniers moments sont accompagnés dans une partie de l'Europe, de circonstances si dégoûtantes et si ridicules, qu'il est fort difficile de savoir ce que pensent les mourants; ils passent tous par les mêmes cérémonies. Il y a eu des jésuites assez impudents, pour dire que mr de Montesquieu était mort en imbécile, et ils s'en faisaient un droit pour engager les autres à mourir de même. Il faut avouer que les anciens, nos maîtres, avaient sur nous un grand avantage, ils ne troublaient point la vie et la mort par des assujetissements qui rendaient l'un et l'autre funestes. On vivait du temps des Scipions et des Césars, on pensait, et on mourait comme on voulait; mais pour nous autres on nous traitte comme des marionettes. Je vous crois assez philosophe, Madame, pour être de mon avis. Si vous ne l'êtes pas, brûlez ma Lettre, mais conservez moi un peu d'amitié pour le peu de temps que j'ai encor à ramper sur le tas de boue où la nature nous a mis.