au châtau de Tournay par Genève 21 avril 1760
Sire,
Un petit moine de st Just disait à Charles quint, Sacrée majesté n'êtes vous pas lasse d'avoir troublé le monde?
faut il encor désoler un pauvre moine dans sa cellule? Je suis le moine, mais vous n'avez pas renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles quint. Quelle cruauté avez vous de me dire que je calomnie Maupertui quand je vous dis que le bruit a couru qu'après sa mort on avait trouvé les œuvres du philosophe de Sans soucy dans sa cassette? Si en effet on les y avait trouvées cela ne prouverait il pas au contraire qu'il les avait gardées fidèlement, qu'il ne les avait communiquées à personne, et qu'un libraire en aurait abusé, ce qui aurait disculpé des personnes qu'on a peutêtre injustement accusées? Sui je d'ailleurs obligé de savoir que Maupertuis les avait renvoyées? Quel intérest ai-je à parler mal de luy? que m'importe sa personne et sa mémoire? en quoy ai-je pu luy faire tort en disant à votre majesté qu'il avait gardé fidèlement votre dépost jusqu'à sa mort? Je ne songe moy même qu'à mourir, et mon heure approche. Mais ne la troublez pas par des reproches injustes et par des duretez qui sont d'autant plus sensibles que c'est de vous qu'elles viennent.
Vous m'avez fait assez de mal. Vous m'avez brouillé pour jamais avec le roy de France, vous m'avez fait perdre mes emplois et mes pensions, vous m'avez maltraitté à Francfort, moy et une femme innocente, une femme considérée qui a été trainée dans la boue et mise en prison, et ensuitte en m'honorant de vos lettres vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Vous m'avez reproché au sujet du médecin Tronchin que j'avais reçu de vous une pension. Est il possible que ce soit vous qui me traittiez ainsi quand je ne suis occupé depuis trois ans qu'à tâcher quoy qu'inutilement de vous servir sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser?
Le plus grand mal qu'aient fait vos œuvres, c'est qu'elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie répandus dans toutte l'Europe, les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voicy un roy qui ne croit pas en Jesus Christ, il appelle à sa cour un homme qui n'y croit point, et il le maltraitte. Il n'y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et dieu les punit les uns par les autres. Voylà ce que l'on dit, voylà ce que l'on imprime de tous côtez, et pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersez et malheureux, et tandis qu'à la cour de Versailles et ailleurs on m'accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la relligion crétienne c'est vous qui me faites des reproches et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques. Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice. J'en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai en mourant d'avoir à soufrir, et surtout de souffrir par vous, mais ce sera en vous souhaittant un bonheur dont votre position n'est peut être pas susceptible et que la philosophie seule pourait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver uniquement ce fonds de sagesse que vous avez en vous, fonds admirable mais altéré par les passions inséparables d'une grande imagination, un peu par l'humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme, enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier tous les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes d'autant plus indignes de vous, que vous êtes plus élevé au dessus d'eux par votre rang et par vos talents uniques.Pardonez à ces véritez que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre, et il vous les dit avec d'autant plus de confiance que convaincu luy même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts pour se mettre en droit de se plaindre de quelques uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faittes autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu'à réparer avant sa mort les écarts funestes d'une imagination trompeuse, en faisant des vœux sincères pour qu'un aussi grand homme que vous, soit aussi heureux et aussi grand en tout qu'il doit l'être.