22 juin [1737]
J'ai reçu votre lettre, mon cher Isaac, comme nos pères reçurent les cailles dans le désert, mais je ne me lasserai pas de vos lettres comme ils se lassèrent de leurs cailles.
Souvenez vous que je vous ai toujours assuré un succès invariable pour les lettres juives; comptez que vous vous lasserez plus tôt d'en écrire que le public de les lire & de les désirer.
Je suis très aise que vous ayez exécuté ce petit projet d'anecdotes littéraires. Le goût que vous avez pour le bon et pour le vrai ne vous permettra pas de passer sous silence les visions de Marie à la Coque;
les vers français que Jesus Christ a faits pour cette sainte, vers qui feraient penser que notre divin sauveur était un très mauvais poète, si on ne savait d'ailleurs que Languet, archevêque de Sens, a été le Pellegrin qui a fait ces vers de Jesus Christ;
l'impertinence absurde des jésuites qui dans leur misérable journal viennent d'assurer que les Essais de Pope sur l'homme sont un ouvrage diabolique contre la religion chrétienne;
le style d'un certain père Regnault, auteur des Entretiens physiques; style digne de son ignorance. Ce bon père a la justice d'appeler les admirables découvertes et les démonstrations de Newton sur la lumière, un système, et ensuite il a la modestie de proposer le sien. Il dit qu'Hercule était physicien et qu'on ne pouvait résister à un physicien de cette force. Il examine la question du vide, et il dit ingénieusement, Voyons s'il y a du vide ailleurs que dans la bouteille ou dans la bourse. C'est là le style de nos beaux esprits savants, qui ne peuvent imiter que les défauts de Voiture et de Fontenelle;
pareilles impertinences dans le père Castel, qui dans un livre de mathématiques, pour faire comprendre que le cercle est un composé d'un infini de lignes droites, introduit un ouvrier faisant un talon de souliers, qui dit, qu'un cône n'est qu'un pain de sucre, &ca, et que ces notions suffisent pour être bon mathématicien;
les cabales & les intrigues pour faire réussir de mauvaises pièces et pour faire croire qu'elles ont réussi quand elles ont fait bâiller le peu d'auditeurs qu'elles ont eu, témoin l'Ecole des amis, Childéric, et tant d'autres, qu'on ne peut lire;
enfin vous ne manquerez pas de matières, vous aurez toujours de quoi venger et éclairer le public.
Vous faites fort bien tandis que vous êtes encore jeune d'enrichir votre mémoire par la connaissance des langues, et, puisque vous faites aux belles lettres l'honneur de les cultiver, il est bon que vous vous fassiez un fonds d'érudition qui donnera toujours plus de poids à votre gloire & à vos ouvrages. Tout est également frivole en ce monde; mais il y a des inutilités qui passent pour solides et ces inutilités là ne sont pas à négliger. Tôt ou tard vous en recueillerez le fruit, soit que vous restiez dans les pays étrangers, soit que vous rentriez dans votre patrie.
Si vous avez quelque paquet à m'envoyer, adressez le à m. Du Breuil Tronchin à Amsterdam et il me sera fidèlement rendu.
Je prie m. Prevost de me mander des nouvelles de l'édition des Eléments de la philosophie de Newton.
Voici une lettre que j'ai reçue, laquelle doit vous confirmer dans l'idée que vous avez de Rousseau. Adieu, je vous estime autant qu'il est méprisable, je vous suis attaché pour toute ma vie.
Mon adresse, tout simplement à m. d'Artigny à Bar le Duc, sans autre nom.