3 de mai [1776]
Vous proposez, monsieur, qu'autour de la statue élevée à Montpellier à Louis XIV après sa mort, on dresse des monuments aux grands hommes qui ont illustré son siècle en tout genre.
Ce projet est d'autant plus beau que, depuis quelques années, il semble qu'on ait formé parmi nous une cabale pour rabaisser tout ce qui a fait la gloire de ces temps mémorables. On s'est lassé des chefsd'œuvre du siècle passé. On s'efforce de rendre Louis XIV petit, et on lui reproche surtout d'avoir voulu être grand. La nation, en général, donne la préférence à Henri IV, et l'exclusion à tous les autres rois. Je n'examine pas si c'est justice ou inconstance, si notre raison perfectionnée connaît mieux le vrai mérite aujourd'hui qu'autrefois, je remarque seulement que du temps d'Henri IV, elle ne connaissait point du tout le mérite, elle ne le sentait point. On ne me connaît pas, disait ce bon prince au duc de Sulli, on me regrettera. En effet, monsieur, ne dissimulons rien; il était haï et peu respecté. Le fanatisme, qui le persécuta dès son berceau, conspira cent fois contre sa vie, et la lui arracha enfin au milieu de ses grands officiers, par la main d'un ancien moine feuillant devenu fou, enragé de la rage de la ligue. Nous lui faisons aujourd'hui amende honorable; nous le préférons à tous les rois, quoique nous conservions encore, et pour longtemps, une grande partie des préjugés qui ont concouru à l'assassinat de ce héros.
Mais si Henri IV fut grand, son siècle ne le fut en aucun genre. Je ne parlerai pas ici de cette foule de crimes et d'infamies dont la superstition et la discorde souillèrent la France. Je m'arrête aux arts dont vous voulez éterniser la gloire. Ils étaient ou ignorés ou très mal exercés, à commencer par celui de la guerre. On la faisait depuis quarante ans, et il n'y eut pas un seul homme qui laissa la réputation d'un général habile, pas un que la postérité ait mis à côté d'un prince de Parme, d'un prince d'Orange. Pour la marine, monsieur, vous qui vous y êtes distingué, vous savez qu'elle n'existait pas alors. Les arts de la paix, qui font le charme de la société, qui embellissent les villes, qui éclairent l'esprit, qui adoucissent les mœurs, tout cela nous fut étranger; tout cela n'est né que dans l'âge qui vit naître et mourir Louis XIV.
J'ai peine à concevoir l'acharnement avec lequel on poursuit aujourd'hui la mémoire du grand Colbert qui contribua tant à faire fleurir tous ces arts, et surtout la marine qui est un des principaux objets de votre grand dessein. Vous savez, monsieur, qu'il créa cette marine si longtemps formidable. La France, deux ans avant sa mort, avait cent quatre-vingts vaisseaux de guerre et trente galères. Les manufactures, le commerce, les compagnies de négoce, dans l'orient et dans l'occident, tout fut son ouvrage. On peut lui être supérieur, mais on ne pourra jamais l'éclipser.
Il en sera de même dans les arts de l'esprit, comme en éloquence, en poésie, en philosophie et dans les arts où l'esprit conduit la main, comme en architecture, en peinture, en sculpture, en mécanique. Les hommes qui embellirent le siècle de Louis XIV par tous ces talents, ne seront jamais oubliés, quel que soit le mérite de leurs successeurs. Les premiers qui marchent dans une carrière, restent toujours à la tête des autres dans la postérité. Il n'y a de gloire que pourles inventeurs, a dit Newton dans sa querelle avec Leibnitz, et il avait raison. Il faut regarder comme inventeur un Pascal qui forma en effet un genre d'éloquence nouveau; un Pelisson qui défendit Fouquet du même style dont Cicéron avait défendu le roi Déjotarus devant César; un Corneille qui fut parmi nous le créateur de la tragédie, même en copiant le Cid espagnol; un Molière qui inventa réellement et perfectionna la comédie; et si Descartes ne s'était pas écarté, dans ses inventions, de son guide, la géométrie; si Mallebranche avait su s'arrêter dans son vol, quels hommes ils auraient été!
Tout le monde convient que ce grand siècle passé fut celui du génie; mais après les hommes qu'on regarde comme inventeurs, viennent souvent, je ne dis pas des disciples formés dans l'école de leurs maîtres, ce qui serait louable, mais des singes qui s'efforcent de gâter l'ouvrage de ces maîtres inimitables. Ainsi, après que Newton a découvert la nature de la lumière, arrive un Castel qui veut enchérir, et qui propose un clavecin oculaire.
A peine a-t-on découvert, avec le microscope, un nouveau monde en petit, que voilà un Needham qui imagine avoir fait une république d'anguilles, lesquelles accouchent sur le champ d'autres anguilles, le tout dans une goutte de bouillon ou dans une goutte d'eau qui a bouilli avec du blé ergoté. Les animaux, les végétaux sont produits sans germe, et pour comble de ridicule, cela est appelé le sublime de l'histoire naturelle.
Sitôt que de vrais philosophes eurent calculé l'action du soleil et de la lune sur le flux et le reflux des mers, des romanciers, au dessous de Cyrano de Bergerac, écrivent l'histoire des temps où ces mers couvraient les Alpes et le Caucase, et où l'univers n'était habité que par des poissons. Ils nous découvrent ensuite la grande époque dans laquelle les marsouins, nos aïeux, devinrent hommes, et comment leur queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. C'est là le grand service que Téliamed a rendu depuis peu au genre humain.
Ainsi, monsieur, dans tous les arts, dans toutes les professions, les charlatans succèdent aux bons maîtres; et fasse le ciel que nous n'ayons jamais de charlatans plus funestes!
Puisse votre projet être exécuté! puissent tous les génies qui ont décoré le siècle de Louis XIV, reparaître dans la place de Montpellier, autour de la statue de ce roi, et inspirer aux siècles à venir une émulation éternelle! &c.