1768-09-14, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je crois, mon cher maitre, que la Pièce qui a remporté le prix est plus Polyplatte que Polytone, mais je doute que celle de la Harpe, quoique meilleure et mieux écrite, eût fait un grand effet; le meilleur parti à prendre étoit celui que j'avois proposé de ne point donner de prix; nos sages maîtres en ont jugé autrement; je leur ai prédit qu'ils s'en repentiroient, & c'est ce qui leur arrive.

Quand il y aura dans vos quartiers quelque nouveauté intéressante, vous pourriez en adresser deux exemplaires à l'abbé Morellet par la voie dont Vous vous êtes déjà servi, il m'en remettra un. J'ai lu ces jours-ci les réflexions d'un capucin et d'un carme sur les colimaçons. Je ne m'étonne pas qu'ils en parlent si bien, on doit connoitre son semblable.

A l'égard des expériences de Needham, répétées & crues par Buffon, je n'en dirai rien, ne les ayant pas vues; mais il ne me paroit pas plus évident que rien ne puisse venir de corruption, ou plutôt de transformation, qu'il ne me paroit démontré que du bled ergoté et du jus de mouton forment des anguilles. Que sais-je? est en Physique ma devise générale et continuelle.

Notre ami Damilaville est toujours dans un état fâcheux, ayant de cruelles nuits et des jours qui ne valent guère mieux. Il vous a écrit, & nous parlons souvent de vous. Que dites vous du grand Turc qui arme contre les Russes pour soutenir la religion catholique? car il ne peut pas avoir un autre objet. Notre st père le Pape ne se seroit pas attendu à cet allié là! Il ne nous manque plus que l'alliance des loups avec les moutons pour faire absolument revivre l'âge d'or; sans cela nous croirions toujours être à l'âge de fer. Que pensez vous de l'expédition de Corse? Je ne sais si nous combattons pour notre compte, ou pour celui des Genois, mais j'ai bien peur que ce ne soit ici la fable de la grenouille et du rat emportés par le milan. Adieu, mon cher maitre, votre ancien préfet l'abbé d'Olivet est mourant, & ne vit peutêtre plus au moment où je vous écris. Il a tout à la fois apoplexie, paralysie, hydrocèle, & gangrène. C'étoit un assez bon académicien, mais un assez mauvais confrère. Au reste il meurt avec beaucoup de tranquillité, et presque en philosphe, quoiqu'il ait fait très décemment les cérémonies ordinaires.

Suivez le fort tard, mon cher ami, pour vous, pour moi, et pour la raison qui a grand besoin de vous. Serus in coelum redeas, diuque lœtus intersis populo Quirini. Ce souhait vous est mieux appliqué qu'à ce Tiran cruel et poltron qu'Horace et Virgile flattoient. Vale interùm et me ama.