[c. 1 June 1740]
Je fais compliment à votre nation, milord, sur la prise de Porto-Belo, & sur votre place de garde des sceaux. Vous voilà fixé en Angleterre, c'est une raison pour moi d'y voyager encore. Je vous réponds bien que si certain procès est gagné, vous verrez arriver à Londre une petite compagnie choisie de neutoniens, à qui le pouvoir de votre attraction, & celui de milady Harvey feront passer la mer.Ne jugez point je vous prie de mon essai sur le siècle de Louis XIV par les deux chapitres imprimés en Hollande avec tant de fautes qui rendent mon ouvrage méconnaissable, &inintelligible. Si la traduction anglaise s'est faite sur cette copie informe, le traducteur est digne de faire une version de l'Apocalypse: mais surtout soyez un peu moins fâché contre moi, de ce que j'appelle le dernier sièclele siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n'a eul'honneur d'être le maître ni le bienfaiteur d'un Baile, d'un Neuton, d'un Halley, d'un Adisson, d'un Driden; mais dans le siècle que l'on nomme le sièclede Leon X ce pape Leon X avait il tout fait? n'y avait il pas d'autres princes qui contribuassentà polir & à éclairer le genre humain? cependant le nom de Leon X a prévalu parce qu'il encouragea les arts plus qu'aucun autre. Eh quel roi a donc en cela rendu plus de services à l'humanité, que Louis XIV? quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s'est signalé par plus beaux établissements? Il n'a pas fait tout ce qu'il pouvait faire, sans doute parce qu'il était homme, mais il a fait plus qu'aucun autre, parce qu'il était un grand homme. Ma plus forte raison pour l'estimer beaucoup, c'est qu'avec des fautes connues, il a plus de réputation qu'aucun de ses contemporains. C'est que malgré un million d'hommes dont il a privé la France, & qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l'Europe l'estime; & le met au rang des plus grands, & des meilleurs monarques.
Nommez moi donc un souverain qui ait attiré chez lui plus d'étrangers habiles, & qui ait plus encouragé le mérite dans ses sujets. Soixante savants de l'Europe reçurent de lui des récompenses, étonnés d'en être connus. C'est sous lui qu'on vit fleurir les Corneilles, les Racines, les Quinaults, les Lullis, les Molieres, les la Fontaines, les le Sueurs, les le Bruns, les Jouvenets, les Mansards, les Perraults, les Girardons, les Pujets, les Coesvaux. On vit aussi un Bossuet, un Fénélon, un Flechier, un Mascaron, un Bourdaloue, un Massillon, faire connaître aux hommes de nouveaux genres d'éloquence. Tous les arts alors ont été perfectionnés, & tous récompensés; Paris effaça Rome, & Athenes: songez que tandis que ce grand prince soutenait la guerre contre plus de la moitié de l'Europe, il envoyait des géomètres, & des physiciens, au fond de l'Afrique, & de l'Amérique, chercher de nouvelles connaissances. Songez, milord, que sans le voyage & les experiences de ceux qu'il envoyaà laCaïenne en 1672,j'ajouterai, sans les mesures de m. Picard, Neuton n'eût pas fait ses découvertes sur l'attraction. Regardez je vous prie, un Cassini, & un Huguens, qui renoncent tous deux à leur patrie qu'ils honorent pour venir jouir de l'estime, & des bienfaits de Louis XIV, & pensez vous que les Anglais même ne lui aient point d'obligation? Dites moi je vous prie dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse, & de goût? Les bons auteurs de Louis XIV n'ont ils pas été vos modèles? n'est ce pas d'eux que votre sage Adisson, l'homme de votre nation qui avait le plus de goûta tiré souvent ses excellentes critiques? pensez vous que l'auteur de Caton, n'ait pas dû sa conduite & sa sagesse aux Corneilles, & aux Racines?Dites moi si les bons livres de ce temps n'ont pas servi à l'éducation de tous les princes de l'empire? Dans quelle cour d'Allemagnen'a-t-on pas vu des théâtres français? Quel prince ne tâchait pas d'imiter Louis XIV? Quel peuple ne l'estimait point? quellenation ne suivoit alors les modes de la France? Vous m'opposez, milord, l'exemple du czar Pierre le grand, qui a fait naître les arts dans son pays, & qui est le créateur d'une nation nouvelle. Vous me dites cependant, queson siècle ne sera point appelé dans l'Europe le siècle de czar Pierre: vous concluez de là qu'on ne doit pointappeler le siècle passé, le siècle de Louis XIV. Il me semble que la différence est bien palpable. Le czar Pierre s'est instruit chez les autres peuples, il a porté leurs arts chez lui, mais Louis XIV a instruit les nations,il était pour ainsi dire l'âme des princes de l'Europe.Tout jusqu'à ses fautes même leur a été utile. Les protestants qui ont quitté ses états, ont porté chez vous même une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez vous pour rien tant de manufactures de soie, & de cristaux? Ces dernières surtout furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, & nous avons perdu ce que vous avez acquis. Enfin la langue française est presque devenuela langue universelle; à qui en est on redevable? était elle ainsiétendue du temps de Henri IV? Non sans doute, on ne connaissait que l'italien, & l'espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement: mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains? Ne regardez pas seulement Louis XIV comme un homme heureux qui n'a point de part à la gloire de son règne, il a réformé seulle goût de sa cour en plus d'un genre. Il choisit Lulli pour son musicien, ilôta le privilège à Lambert, parce que Lambertétait un homme médiocre, & Lulli un homme excellent.Il savait distinguer l'esprit, du génie.Il donnait à Quinault le sujetde ses opéra; il dirigeait les peintures de le Brun; il soutenait Corneille & Racinecontre leurs ennemis; il encourageait les arts utiles comme les beaux arts, & toujours en connaissance de cause; il prêtait de l'argent à Vanrobez pour établir des manufactures; il avançait des millions à la compagnie des Indes qu'il avait formée;il donnait des pensions aux savants, & aux braves officiers.Non seulement il s'est fait des grandes choses sous son règne, mais c'est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d'élever à sa gloire un monument que je consacre encore plus à l'utilité du genre humain.Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu'il a fait du bien aux Français, mais parce qu'il a fait du bien aux hommes.C'est comme homme, & non comme juge que j'écris, je veux peindre le dernier siècle, & non seulement un prince. Je suis las des histoires, où il n'est question que des aventures d'un roi, comme s'il existait seul ou que rien n'existât que par rapport à lui; en un mot c'est d'un plusgrand siècle que d'un plusgrand roi que j'écris l'histoire. Je penseque vous trouverez dans cet ouvrage quelques uns de vos sentiments, plus je penserai comme vous, plus j'aurai droit d'espérer l'approbation publique.