1751-09-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Il importe fort peu à la postérité qu'un homme nommé Nicolas Fouquet soit mort en 1680 à Pignerol ou dans une terre de sa femme.
L'attention qu'on porte sur ces bagatelles montre seulement combien mémorable est le siècle de Louis XIV, qui met de l'importance et de l'intérêt jusque dans les plus petites choses. Je n'ai point ici mes livres, je n'ai apporté que mes extraits, que Gourville qui parle, à la fin de son second tome, de plusieurs services qu'il a rendus à M. Fouquet, avant l'an 1680, au sortir de sa prison.

A l'égard de la réponse de Louis XIV au comte de Stairs, mettez, je vous en prie, la main sur la conscience, et ne croyez pas votre conscience en sûreté sur le témoignage du père Bertier. Vous m'avez avoué vous même que feu m. de Torcy qui fut toujours présent, comme de raison, aux audiences de l'ambassadeur d'Angleterre, n'avait jamais entendu ces paroles qu'on impute à Louis XIV. Il est évident que cette réponse n'aurait pu convenir qu'à Edouard III ou à Henri v, et point du tout à un roi de France qui, loin d'avoir été le maître en Angleterre, devait son salut à la reine Anne. S'il avait eu l'imprudence de faire une réponse aussi déplacée et de dire à milord Stairs: 'J'ai été le maître chez les autres, ne m'en faites pas souvenir', milord Stairs lui aurait répondu: 'Si vous êtes le maître chez vous, vous en avez quelque obligation à la reine, ma maîtresse.' Vous savez, monsieur, que milord Stairs était homme à répondre ainsi, et que Louis XIV était trop prudent pour s'attirer une telle réplique. Il est si peu vrai que Louis XIV ait tenu ce discours, pardonnable tout au plus à Charles XII, que, le 15 avril 1715, il fit suspendre les travaux de Mardick sur les représentations de l'ambassadeur anglais, représentations que j'appelle encore très justes, parce que je le suis, et que je ne crois point du tout qu'il fût permis par le traité de faire un port à Mardick.

J'insiste sur cet article, monsieur, parce que je vous ai demandé et je vous demande encore la permission de n'être point de votre avis sur cette anecdote dans mon histoire de Louis XIV, ou plutôt dans le tableau de son siècle. Je pense assurément comme vous sur ce monarque respectable; mais je pense que ce n'était pas à lui d'enfreindre le traité d'Utrecht. Le roi régnant seul était dégagé de ce traité par la guerre que les Anglais et les Hollandais lui ont faite. Il pouvait rétablir le port de Dunkerque aussi aisément qu'il les a vaincus: sa modération seule l'a retenu. C'est à vous à juger, monsieur, si Louis XIV, lié par un traité, a dû entreprendre dans le mauvais état de ses affaires ce que Louis XV victorieux n'a pas jugé convenable de faire.

Vous sentez bien que quand je prends la liberté de combattre votre sentiment, c'est comme si je n'étais pas de l'avis de Newton sur les conjectures qu'il a mises à la fin de ses principes; il me l'aurait pardonné, et vous feriez ce qu'il aurait fait. Je ne vous dirai rien sur Léopold. Il voulait être le maître en Allemagne, comme nos rois l'ont été en France. L'autorité veut toujours croître; mais il lui était plus aisé d'acquérir de l'autorité que de la gloire. Les choses sont bien changées: il y a une Allemagne, mais il n'y a plus d'Empire.

Permettez moi, monsieur, de quitter la politique du temps présent pour celle de l'ancienne Rome. Je vous remercie des bontés que vous avez toujours pour ce vénérable parricide de Brutus. Je voudrais bien que César, Cicéron et Catilina trouvassent les mêmes grâces devant vous. Rome sauvée me paraît du moins avoir sur Brutus un grand avantage, c'est sur la supériorité du siècle de Cicéron sur celui des Tarquins et la peinture véritable de personnages que toute la terre connaît. J'en ai envoyé une copie à Paris pour vous être montrée. Vous verrez que j'ai profité de vos avis, et peut-être favoriserez vous un peu un ouvrage que je n'ai fait que pour réhabiliter Cicéron et pour plaire à des hommes comme vous.

Je sors de mon lit exprès pour vous dire qu'il n'y a point de meilleur Français que moi, qu'il n'y en a point non plus qui aime mieux votre personne et votre mérite. Je vous supplie de ne me pas oublier auprès de mme du Deffand. Pour m. d'Argenson, s'il n'aime pas mon Siècle, qui paraîtra dans quelques mois et mon Histoire de la guerre de 1741 qui n'est pas si mûre, c'est un ingrat. Adieu, monsieur. Je songe à ce cruel vers:

Mais il n'a rien s'il ne digère.