1752-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Je ne peux vous écrire de ma main, mon cher et illustre confrère.
Je suis un peu sur le côté, et j'ai plus besoin d'être philosophe qu'historien. Je soulage mes maux en m'entretenant avec vous et en vous remerciant tendrement de vos bontés.

J'ai envie de renoncer aux anecdotes pour le reste de ma vie, car comment ne pas croire Gourville qui dit positivement, à la fin de son second tome, qu'il prêta de l'argent à m. Fouquet au sortir de sa prison?

Je ne sais pas si les Mémoires de Dangeau sont imprimés; mais je me souviens bien que je les ai lus en manuscrit il y a plus de vingt ans. Je pris une note de la mort de la reine d'Espagne et de la tourte d'anguille. Je relevai cette sottise il y a quelques années dans un petit ouvrage intitulé Anecdotes sur Louis XIV. Peut-être que depuis on a retranché dans les Mémoires de Dangeau ce que j'avais si justement repris. Je ne sais quel est l'imbécile qui a fait ces Mémoires, si c'est un valet de chambre, ou le secrétaire, ou le maître; mais l'auteur, quel qu'il soit, est un pauvre homme. Cela est un peu loin de certain Abrégé chronologique que je connais.

J'ai été plus exact dans la Henriade que dans le Siècle de Louis XIV. J'ai dit:

Quand dans la même tombe on verra réunis
Et l'époux et la femme et la mère et le files.

Je ne sais de quoi je me suis avisé d'aller parler de char, mais j'ai corrigé tombeauà la main. Voyez ce que c'est que les préjugés de l'enfance. Je me souviens d'avoir vu passer le convoi. Tout le peuple disait: Voilà le père, et la mère, et l'enfant. Le duc d'Orléans suivait. Vous en souvenez vous? Passons.

Permettez moi de penser, je vous en prie, qu'en 1668 le vicomte de Turenne pouvait avoir des vues d'ambition. Pellisson était plus reculé que lui dans sa sphère quand il se convertit. Je sais bien que m. de Turenne eut des conférences avec Bossuet, mais songez que Saurin en eut aussi et ne céda que peu à peu. Saurin, me direz vous, voulait avoir du pain. Mais n'est ce rien que l'épée de connétable? Trouvez moi un homme qui ait changé d'avis à cinquante ans, et je me rendrai.

Je suis aussi sensible à vos bontés qu'indifférent sur les chicanes injustes qu'on pourra me faire. Quand vous serez content, je serai bien fier.

Je ne crois pas que le roi de Prusse ait donné à d'autres qu'au roil'exemplaire qui contient la vie de son père; tout ce que je puis avoir l'honneur de vous dire, c'est que cette seconde édition est infiniment supérieure à la première. Je compte retourner à Potsdam dès que j'aurai la force de m'y faire transporter. C'est un séjour très convenable à un malade. On y est tranquille. Le maître du château est compatissant, et quand on a un rayon de santé on a le plaisir de souper avec un grand homme. Je pourrais bien aller prendre les eaux de Plombières dans la saison, mais il me semble que le plaisir de vous voir me ferait encore plus de bien. Je suis tout ébaubi d'être en vie. Ma fragile machine ne paraissait pas faite pour aller à près de soixante ans: c'est une chose ridicule que la quantité de gros garçons que j'ai enterrés. Je me flatte que vous avez bien soin de votre santé, et que vous songez à étendre tout au plus loin une vie si pleine d'agréments et de considération. On ne me mande pas des biens infinis de la santé de mme du Deffand: j'en suis véritablement en peine. Comptez que, quoique Berlin soit fort aimable, il n'y a point de femmes qui lui ressemblent. Je vous supplie de lui présenter mes respects et de daigner me conserver votre amitié qui fait le charme et la gloire de ma vie. Je vous embrasse tendrement, mon cher et respectable confrère.