1767-10-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Cosimo Alessandro Collini.

J'ai lu, mon cher ami, avec un très grand plaisir vôtre dissertation sur la mauvaise humeur où était si justement L'Electeur Palatin Charles Louïs contre le vicomte de Turenne.
Vous pensez avec autant de sagacité que vous vous exprimez dans nôtre langue avec pureté. Je reconnais là il genio fiorentino. Je ferai usage de vos conjectures dans la nouvelle édition du siècle de Louïs 14, qui est sous presse; et je serai flatté de vous rendre la justice que vous méritez. Voicy en attendant tout ce que je sais de cette avanture, et les idées qu'elle me rappelle.

J'ai eu l'honneur de voir très souvent dans ma jeunesse le cardinal d'Auvergne et le chevalier de Bouillon, neveux du vicomte de Turenne. Ni eux, ni le prince de Vandôme ne doutaient du cartel; c'était une opinion généralement établie. Il est vrai que tous les anciens officiers ainsi que les gens de Lettres avaient un très grand mépris pour le prétendu Dubuisson, auteur de la mauvaise histoire de Turenne Ce romancier Sandras de Courtils, caché sous le nom de Dubuisson, qui mêlait toujours la fiction à la vérité pour mieux vendre ses livres, pouvait très bien avoir forgé la Lettre de L'Electeur, sans que le fond de l'avanture en fût moins vrai.

Le témoignage du marquis de Beauveau, si instruit des affaires de son temps, est d'un très grand poids. La faiblesse qu'il avait de croire aux sorciers et aux revenants, faiblesse si commune encor en ce temps là surtout en Lorraine, ne me parait pas une raison pour le convaincre de faux sur ce qu'il dit des vivants qu'il avait connus.

Le défi proposé par l'Electeur ne me semble point du tout incompatible avec sa situation et son caractère. Il était indignement oprimé, et un homme qui en 1655 avait jetté un encrier à la tête d'un plénipotentiaire pouvait fort bien envoier un défi en 1674 à un général d'armée qui brûlait son païs sans aucune raison plausible.

Le président Hénaut peut avoir tort de dire, Que mr De Turenne répondit avec une modération qui fit honte à l'Electeur de cette bravade. Ce n'était point à mon sens une bravade; c'était une très juste indignation d'un prince sensible et cruellement offensé.

On touchait au temps où ces duels entre des princes avaient été fort communs. Le Duc De Beaufort, général des armées de la fronde, avait tué en duel le Duc De Nemours. Le fils du Duc De Guise avait voulu se battre en duel avec le grand Condé. Vous verrez dans les Lettres de Pelisson que Louis 14 lui même demanda s'il lui serait permis en conscience de se battre contre l'Empereur Léopold.

Je ne serais point étonné que l'Electeur tout tolérant qu'il était (ainsi que tout prince éclairé doit l'être) ait reproché dans sa colère au maréchal de Turenne son changement de religion; changement dont il ne s'était avisé peut être que dans l'espérance d'obtenir l'épée de connétable qu'il n'eut point. Un prince tolérant et même très indifférent sur les opinions qui partagent les sectes chrétiennes, peut fort bien, quand il est en colère, faire rougir un ambitieux qu'il soupçonne de s'être fait catholique romain par politique à l'âge de cinquante cinq ans, car il est probable qu'un homme de cet âge occupé des intrigues de cour, et qui pis est des intrigues de l'amour et des cruautés de la guerre, n'embrasse pas une secte nouvelle par conviction. Il avait changé deux fois de parti dans les guerres civiles, il n'est pas étrange qu'il ait changé de religion.

Je ne serais point encor surpris de plusieurs ravages faits en différents temps dans le palatinat par Mr De Turenne. Il fesait volontiers subsister ses troupes aux dépends des amis comme des ennemis. Il est très vraissemblable qu'il avait un peu maltraitté ce beau païs même en 1644 lorsque le roi de France était allié de l'Electeur, et que l'armée de France marchait contre la Bavière. Turenne laissa toujours à ses soldats une assez grande licence. Vous verrez dans les mémoires du marquis de Lafare, que vers le temps même du cartel, il avait très peu épargné la Lorraine, et qu'il avait laissé le païs Messin même au pillage. L'intendant avait beau lui porter ses plaintes, il répondait froidement, Je le ferai dire à l'ordre.

Je pense comme vous que la teneur des Lettres de l'Electeur et du maréchal de Turenne est suposée. Les historiens malheureusement ne se font pas un scrupule de faire parler leurs héros. Je n'aprouve point dans tite-Live ce que j'aime dans Homère. Je soupçonne la Lettre de Ramzai d'être aussi apocriphe que celle du gascon Sandras. Ramzai l'écossais était encor plus gascon que lui. Je me souviens qu'il donna au petit Louïs Racine, fils du grand Racine, une Lettre au nom de Pope, dans laquelle Pope se justifiait des petites libertés qu'il avait prises dans son essai sur l'homme. Ramzai avait pris beaucoup de peine à écrire cette lettre en français; elle était assez éloquente, mais vous remarquerez, s'il vous plait, que Pope savait à peine le français, et qu'il n'avait jamais écrit une ligne dans cette Langue. C'est une vérité dont j'ai été témoin et qui est sçue de tous les gens de Lettres d'Angleterre. Voilà ce qui s'appelle un gros mensonge imprimé. Il y a même dans cette fiction je ne sais quoi de faussaire qui me fait de la peine.

Ne soiez point surpris que mr De Chenevières n'ait pu trouver dans le dépôt de la guerre ni le cartel, ni la Lettre du maréchal de Turenne. C'était une Lettre particulière de mr De Turenne au Roi, et non au marquis de Louvois. Par la même raison elle ne doit point se trouver dans les archives de Manheim. Il est très vraissemblable qu'on ne garda pas plus de copie de ces Lettres d'animosité que l'on n'en garde de celles d'amour.

Quoi qu'il en soit, si l'Electeur Palatin envoia un Cartel par le trompette petit Jean, mon avis est qu'il fit très bien, et qu'il n'y a à cela nul ridicule. S'il y en avait eu, si cette bravade avait été honteuse, comme le dit le président Hénault, comment l'Electeur qui voiait ce fait publié dans toute l'Europe ne l'aurait-il pas hautement démenti? Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé contre cette imposture?

Pour moi je ne dirai pas comme ce maraut de Frelon dans l'Ecossaise, J'en jurerais, mais je ne le parierais pas. Je vous dirai, Je ne le jure ni ne le parie. Ce que je jurerai bien, c'est que les deux incendies du Palatinat sont abominables. Je vous jure encor que si je pouvais me transporter, si je ne gardais pas la chambre depuis près de trois ans, et le lit depuis deux mois, je viendrais faire ma cour à Leurs Altesses Sérénissimes auxquelles je serai bien respectueusement attaché jusqu'au dernier moment de ma vie. Comptez de même sur l'estime et sur l'amitié que je vous ai vouées.

V.

A propos d'incendie, il y a des gens qui prétendent qu'on mettra le feu à Genêve cet hiver; je n'en crois rien du tout, mais si on veut brûler Ferney et Tournay, le régiment de Conti, et la Légion de Flandre qui sont occupés à peupler mes pauvres villages, prendront guaiement ma déffense.