1767-11-08, de Cosimo Alessandro Collini à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Protecteur,

J'ai sur le cœur votre Cardinal d'Auvergne, et votre chevalier de Bouillon.
Etoient-ils, comme vous le dites, propres neveux de Turenne? Car deux de ses neveux qui se sont dits chevaliers de Bouillon, étoient morts avant que vous fussiez au monde. Mais en tout cas, ne pourroit-on pas penser que comme il ne vous ont parlé du Cartel que dans un temps, où on avoit sur cette anecdote une foule d'ouvrages imprimés, ils ont été charmés d'adopter cette Histoire? Vous ont-ils montré quelque papier plus ancien que l'année 1685?

Il faut que je vous dise encore, que lorsque j'ai fait des recherches dans les Archives de Mannheim, et que j'ai souhaité qu'on en fît au Dépôt de la guerre en France, ce n'étoit pas uniquement pour trouver le Défi et la réponse de Turenne, Lettres d'animosité dont on a pu sans doute ne point garder de copie. Mais je cherchois une trace quelconque de ce fait, et il est étonnant que parmi ce fatras de papiers et de correspondances, qui contient souvent des choses plus inutiles que ce Cartel, on n'en trouve pas le moindre vestige. Dites-moi, je vous prie, par quelle fatalité depuis l'époque du Cartel jusqu'à la publication du Livre du Romancier Courtilz, c'est à dire, depuis 1674, jusqu'à 1685, on ne trouve ni papiers, ni Gazettes qui fassent mention de cette anecdote, et pourquoi après la publication du même Livre on voit ce fait répandu dans l'Europe? Vous voudriez le faire regarder comme assez indifférent pour qu'on ne se donnât pas plus de peine pour en conserver le souvenir, qu'on ne s'en donne pour copier des Lettres d'amour. Cependant tous les Auteurs, même les plus respectables, qui en ont parlé après Gatien de Courtilz, ont eu intention de nous le transmettre comme un fait intéressant et curieux.

Louis 14 a pu fort bien demander, s'il ne pourroit pas en conscience se battre avec l'Empereur Léopold. Mais Louis 14 s'avisa-t-il jamais d'envoyer des défis au Prince Eugène et à Marlborough?

Je n'ai point dit qu'il ne faut pas ajouter foi au Marquis de Beauvau parce qu'il croyoit aux revenants et aux visions. Mais j'ai bien dit que du temps du Cartel il étoit à 100 lieües de Mannheim, qu'il étoit attaché à la Maison de Bavière, l'ennemie jurée de la Palatine, et qu'il écrivoit alors son ouvrage, comme il le déclare lui-même, sur la foi d'autrui; raisons bien plus plausibles que la seule dont vous me rendez responsable, et que je n'avois alléguée que parce que ces auteurs à visions sont sujets quelquefois à être visionnaires.

Si vous étes toujours étonné que Charles-Louis qui voyoit ce fait publié dans toute l'Europe, ne l'ait pas hautement démenti, il ne faut point oublier de prouver que cet Electeur ait vu ce fait publié dans toute l'Europe: car c'est justement là le nœud de toute la difficulté; c'est ce que je nie hautement, et ce qui m'a fait entreprendre ma Dissertation. Le silence de Charles-Louis, de ses Courtisans, de tous les Historiens, et de tous les Gazettiers du temps démontre la fausseté de ce fait. Pour que vous puissiez donc prouver qu'il étoit public dans toute l'Europe du temps de Charles-Louis, il faut produire des pièces justificatives, citer les Historiens contemporains qui en ont parlé, et faire voir que j'ai eu tort de regarder Gatien de Courtilz comme le premier auteur de cette fable en 1685, dix ans après la mort de Turenne, et cinq après celle de l'Electeur. J'ai tâché de faire voir dans mon ouvrage comment s'est répandue cette fable après Gatien; comment d'un Auteur elle a passé à l'autre; et en admettant que Charles-Louis ait eu sa connoissance de ce fait, vous renversez sans aucune preuve tout mon sistème.

Voilà les remarques que j'ai voulu encore soumettre à vos lumières. Je voudrois que vous les trouvassiez un peu fondées. Daignez ne me point oublier. Je n'ai d'autre désir au monde que de vous donner des preuves de l'attachement, de la reconnoissance, et du profond respect avec les quels je serai jusqu'au dernier moment de ma vie,

Mon cher Bienfaicteur,

Votre très-humble et très obéissant serviteur

Colini