1767-10-28, de Cosimo Alessandro Collini à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Protecteur,

Monseigneur l'Electeur a lu avec avidité la Lettre que vous vonez de m'écrire.
Il regrette de ne pouvoir pas vous voir à Mannheim, et vous ne lui donnez seulement pas l'espoir de vous posséder un jour. Vous lui faites entrevoir que vous commencez à douter de l'anecdote du Cartel, et cela lui fait un vrai plaisir. Toutes vos réflexions sont judicieuses et instructives: je voudrois que ma Dissertation fût encore à faire. Je remarque seulement une chose. Comment, dites-vous, l'Electeur qui voyoit ce fait publié dans toute l'Europe, ne l'auroit-il pas hautement démenti? Comment aucun homme de sa cour ne se seroit-il élevé contre cette imposture? Il faut considérer plusieurs choses à ce sujet. L'Electeur ne vit point, et ne put voir ce fait publié dans toute l'Europe, puisqu'il mourut en 1680, et que le premier ouvrage en Europe qui fît mention de ce défi, ne parut qu'en 1685. Vous chercheriez en vain un Livre, une Lettre, une brochure, une chanson, une Gazette, un Journal, une Feuille littéraire qui parlât de cette anecdote avant cette date. Je m'en suis assûré par les recherches que j'ai fait dans la Bibliothèque du Roy à Paris. Il y a eu donc en Europe le plus grand silence sur ce défi jusqu'à l'année 1685, circonstance qui mérite réflexion. Cependant Turenne étoit mort depuis 10 ans, et Charles Louis depuis cinq. Mais observez encore dans quelles circonstances parut l'ouvrage de du Buisson. Au commencement de cette même année 1685 la Branche Reformée de Charles-Louis vint à s'éteindre en son fils, et fit place à la Catholique de Neubourg. C'est immédiatement après cet événement que du Buisson fit paroître son ouvrage. On voyoit alors à Heydelberg une Cour entièrement nouvelle, agitée par d'autres vues et par de nouveaux intérêts, animée d'un autre esprit de Religion, et qui eut tout-à-coup à redouter les prétentions de la Maison d'Orleans sur la succession de Simmeren. Ce changement et la crainte d'une guerre prochaine ne pouvoient guères permettre aux anciens Courtisans de Charles-Louis déjà dispersés, de s'occuper à lire en Allemagne des ouvrages nouveaux imprimés en France; et on ne sauroit supposer une autre voye par la quelle ils eussent pu faire connoître l'imposture de ce défi dès son origine. Reiger, secrétaire de cet Electeur, enveloppé dans la catastrophe de sa patrie, et réfugié en Suisse, n'apprit même que vers l'an 1692 le bruit que faisoit cette anecdote en France. Cet ancien serviteur de Charles Louis, au quel on ne sauroit attribuer des vues de flatterie, crut devoir rétablir la mémoire de son Maître, et publia dans un ouvrage que ce fait était absolument faux. Vous voyez donc qu'il y a eu quelqu'un de la Cour de Charles-Louis qui s'est élevé contre cette imposture aussitôt qu'il a pu en avoir connoissance. Le témoignage de cet homme me paroit d'un grand poids.

Croira-t-on plûtôt à Mr de Beauveau qui étoit à cent-cinquante Lieuës de Mannheim, qu'à Reiger qui ne quittoit pas Charles-Louis, qui étoit son confident, qui écrivoit toutes ses Lettres, et qui étoit auprès de son maitre dans le temps de ce prétendu défi?

Que ne puis-je passer encore quelques années de ma vie auprès de vous! Que ne puis-je revenir écrire sous votre dictée! Si je ne peux plus me flatter de vous voir dans le Palatinat, je veux espérer au moins d'avoir cette consolation lorsque j'irai passer les Alpes pour faire un tour chez moi. Je ferai mes efforts pour vous déterminer à votre ancien voyage d'Italie. Rezzonico ne vous tente-t-il pas?

En cas qu'on brûle à Genêve cet hiver, ce ne sera pas la première fois. Et si du haut de votre château de Ferney vous veniez à appercevoir les flammes, n'envoyez de cartel à personne, et laissez brûler. On croit cependant ici qu'il y aura des feux de joye plus considérables en Pologne.

A propos, j'oubliois de vous dire, qu'il me paroit que lorsqu'on jette un encrier à la tête de quelqu'un qui vous dit des injures, c'est un moment de colère dont on n'est pas le maître, et on a le plaisir de se voir vengé avant que d'y avoir pensé. Mais un cartel, il faut l'écrire, il faut chercher les expressions; cela demande du temps; on réfléchit; on pense que le Général qu'on veut tuer, n'est peut-être pas si coupable; qu'il agit par des ordres; que quand on l'aura tué les villages n'en seront pas moins brûlés; qu'en cas qu'on soit tué les sujets n'en seront que plus à plaindre; on commence à entrevoir l'inutilité de la bravade, et le mauvais choix qu'on a fait moyen de témoigner sa très-juste indignation par un défi qu'il est aisé de prévoir qu'on n'acceptera pas: En attendant l'ardeur se calme; l'envie de se battre diminue; la raison vient; on finit par déchirer la Lettre. De ce que l'un a commis la première de ces actions, en concluera-t-on qu'on doit le supposer capable de la seconde? L'indignation de Charles-Louis n'étoit pas incompatible avec sa situation, mais le caractère de ce Prince, le Salomon de l'Allemagne, étoit incompatible avec ce défi.

Mr le baron de Gleichen, Ministre de Dannemarck à Paris, et qui vient de passer par Mannheim, m'a chargé de vous faire mille compliments. Je présente mes très-humbles respects à Made Denis, en cas qu'elle se souvienne de moi. Pour vous, mon cher Bienfaicteur, vous savez tout ce que je vous dois; vous savez que ma reconnoissance n'a point de bornes, que je vous suis entièrement attaché et dévoué, et que je ne cesserai de ma vie d'être avec le plus profond respect

Votre très-humble et très-obéissant serviteur

Colini