aux Délices 16e avril 1760
Ce n'est pas, Mon cher Monsieur, parce que vous m'écrivez en anglais que je me borne à vous répondre en français, c'est parce que je ne peux écrire, et que je suis obligé de dicter; je n'ai point vû encore vôtre Compatriote, qui devait m'aporter vôtre poëme sur Rome ancienne et moderne; soyez sûr que de tous les voyageurs, ce gentilhomme est celui que je désire le plus de voir; j'attends avec bien de l'impatience le contraste de Rome la grande et de Rome la sainte; de la Rome des Titus et des Trajans, et de celle des Papes & des Cardinaux; du Capitole où triompha Paul Emile, et du Capitole où des Récolets disent la messe.
Vous faittes bien de l'honneur à Genêve, elle ne vaut ni Rome l'ancienne, ni celle d'aujourd'huy; il s'en faut beaucoup qu'on soit à Genêve aussi libre qu'en Angleterre; c'est un couvent assez ennuïeux, dans le quel il y a des gens de beaucoup d'esprit. Je n'ai choisi ma retraitte dans les environs de ce petit païs que pour me Consoler de ne pouvoir vivre à Londre. Je ne veux point me brouiller avec vous pour Shakespear; je conviens avec vous que la nature avait fait beaucoup pour lui; elle lui donna tous ses diamans, mais son siècle ne permit pas qu'ils fussent polis. Que m'importe qu'un auteur tragique ait du génie, si aucune de ses pièces ne peut ètre représentée en aucun païs du monde. Cimabuè avait du génie pour la peinture, mais ses tableaux ne valent rien; Lully avait un très grand génie pour la musique, mais personne en Europe ne chante ses airs, éxcepté nous, encor commençons nous à en être dégoûtez.
Les jardins d'Alcinoüs étaient fort beaux dans leur temps; aujourd'huy ils composeraient à peine le jardin d'un bon fermier.
Personne ne sent plus que moi, les beaux endroits qui se trouvent par cy, par là dans Schakespear; mais je vous dirai avec Pope, que ce n'est pas un nez et un menton qui font un beau visage, et qu'il faut un assemblage régulier.
Si Adisson avait pù mettre plus de chaleur dans son Caton, il eût été mon homme. Vous avez encor un Tompson qui ne fait pas mal des vers, mais son génie était à la glace; Otewayétait plus chaud, mais on voit un homme qui prend Shakespear pour son modelle, et qui n'en aproche point; je ne saurais souffrir le mélange du Tragique et du bouffon, celà me parait un monstre. D'ailleurs, je ne vous donne pas mon avis comme bon, mais comme mien; je vous expose mon goût comme Dieu me l'a donné; nous sommes tous à table, chacun mange et boit ce qu'il lui plait; je ne me querellerai pas avec mon voisin s'il aime le boeuf, et moi le mouton.
J'ai fait venir d'Angleterre toutes les oeuvres de Midleton, j'aime cet homme là passionément; je trouve aussi Warburton bien sçavant, mais je n'ai que ses deux premiers tomes de la légation de Moÿse; je ne sçais comment m'y prendre pour avoir les deux derniers volumes; je suis bien curieux de savoir comment il s'y prend pour prouver que l'ignorance de l'immortalité de l'âme, est une démonstration qu'on est conduit par Dieu même. Il prouvera aisément que les Juifs n'attendaient point une autre vie et qu'ils bornaient toute leur félicité à prèter à usure quand ils pouvaient; mais il ne prouvera que celà, et on le tiendra quitte du reste.
Adieu, Monsieur, je vous ennuïe, mais je vous aime de tout mon coeur.
Yr for ever
V.