1753-05-15, de [unknown] à Voltaire [François Marie Arouet].

La religion, la patrie, le roi, enfin, monsieur, tout ce qu'il y a de saint, de sacré sur la terre, m'engagea en 1688, à prendre le parti des armes, la bonne cause ne prévalut pas.
La funeste guerre d'Irlande étant finie, je passai en France où j'ai eu l'honneur de servir depuis 1693 jusqu'à la paix d'Aix la Chapelle. Quand les vieux officiers ne trouvent pas l'occasion de rebattre leurs anciennes campagnes, ils s'amusent ordinairement à la lecture de l'histoire; j'ai lu avec un plaisir singulier, celle que vous avez faite de Louis quatorze. Suivant les lumières d'un militaire qui n'a jamais étudié que dans l'école de Mars, le style en est fleuri, nerveux, & coulant; l'élégante précision s'y trouve jointe à beaucoup de clarté; les faits sont exposés avec dignité, les réflexions sont judicieuses, & l'air de sincérité & de candeur qui y règne partout, fera que la postérité ne révoquera jamais en doute, ni les éclaircissements, ni la vérité des choses intéressantes que vous avez apprises vous même de la bouche des personnes distinguées, & de la France, & de l'Angleterre; avec ces armes vous combattez très heureusement des opinions généralement rçues; quoique plusieurs soient appuyées sur les témoignages des auteurs contemporains; en un mot, il ne manque, pour rendre cet ouvrage parfait, qu'une plus exacte connaissance des affaires d'Irlande.

Je commencerai par la bataille de Boine, si une déroute mérite ce nom, car aussitôt que le roi Jacques vit l'avant garde du prince d'Orange dans le gué, il jugea à propos de se retirer, & d'emmener avec lui presque toute notre cavalerie. Alors les troupes nouvellement levées, qui composaient les deux tiers de notre armée, se débandèrent; trois vieux régiments d'infanterie & deux de cavalerie, disputèrent longtemps le passage de la rivière; mais voyant qu'un gros corps de troupes venait les prendre en flanc, que le prince d'Orange avait fait passer le pont de Sleine, que notre général avait négligé de faire rompre, ils replièrent sur les Français qui étaient au nombre de cinq mille, & qui n'avaient point combattu: avec eux ils firent si bonne contenance, que l'ennemi n'osa les inquiéter dans leur retraite. Les Français furent rappelés en France; les débris de notre armée gagnèrent Limerick, le prince d'Orange à la tête de son armée victorieuse, parut bientôt devant cette place, & en forma le siège. Dès que notre commandant, qui était Français, eut reconnu que la brèche était praticable, il nous exhorta d'abandonner la vieille ville, qu'il disait n'être plus tenable, & de passer avec lui dans la nouvelle; nous ne voulûmes pas obéir; notre belle défense fit voir que nous avions raison, & qu'il n'y avait pas de meilleurs remparts que des gens résolus de mourir plutôt que de céder. Le prince d'Orange avec les meilleures troupes de l'Europe, fut obligé de lever le siège d'une ville qui n'avait pour toute fortification qu'un simple mur; en partant, ne pouvant faire emporter ses blessés, par une action barbare, il fit mettre le feu à ses propres hôpitaux; nous tirâmes beaucoup de ces misérables du milieu des flammes, une grande quantité y périt.

La bataille d'Aghram se donna l'année suivante, quinze mille Irlandais sans paye, mal vêtus, mal armés, & encore plus mal nourris, combattirent contre vingt-cinq mille Anglais; notre infanterie repoussa la leur trois fois de suite; mais la mort de notre général, tué par un boulet de canon, & la trahison de celui qui commandait notre cavalerie, nous arrachèrent la victoire que nous tenions, pour ainsi dire, entre les mains. Les restes de notre armée regagnèrent Limerick; Ginkle, qui commandait celle du prince d'Orange, vint nous y assiéger. Après une longue défense nous fûmes obligés de capituler, avant que le secours d'hommes & de vivres arrivât.

Outre que j'ai été témoin oculaire de ces faits, toutes les relations qu'on a faites de cette guerre les racontent à peu près comme je viens de les exposer. Comment donc, monsieur, avez vous pu dire que les Irlandais s'étaient toujours mal battus chez eux? comment avez vous pu adopter un préjugé vulgaire, qui n'est fondé que sur cette fausse maxime, que les vaincus ont toujours tort? Avant que d'avoir prononcé, ne fallait il pas avoir fait attention à l'état déplorable où nous étions? ayant non seulement une armée à combattre supérieure de beaucoup en nombre, mais aussi toutes les incommodités, auxquelles est sujette une armée dépourvue de tout. Ainsi on peut dire avec vérité, que si jamais les Irlandais ont mérité quelque gloire militaire, c'est chez eux. Est il juste de représenter des personnages illustres, tels que milords Limerick, Clare, Trimleston, Slaine, Galmoy, Lucan, Westmeath, Dillon, &c. comme des gens nécessiteux, qui étaient bien aise de venir en France pour profiter des libéralités de Louis XIV? Il est vrai que les bontés de ce grand monarque adoucirent beaucoup la rigueur de leur sort: il ne l'est pas moins, que s'ils eussent voulu demeurer chez eux, il n'y en avait pas un qui n'eût eu plus de cinquante mille livres de rente. Je ne crains pas d'avancer ce fait; c'est une vérité connue de tous ceux qui ont la moindre connaissance de l'Irlande. Nous voyons les descendants de ces seigneurs, dont les biens étaient substitués, jouir de grands revenus: par exemple, milord Westmeath a cinquante mille livres de rente; milord Dillon, cent mille livres; milord Trimleston, quatre-vingt mille livres; & on sait que si milord Clare avait voulu renoncer à sa religion, il eût hérité de plus de trois cent mille livres de rente. Non, monsieur, point d'autre motif n'engagea presque tous les officiers irlandais à passer en France, après le dernier siège de Limerick, que celui de s'unir à la destinée de leur prince; motif, si vous voulez romanesque. Cependant vous m'avouerez qu'il faut de la grandeur d'âme, pour en être déterminé. Quoique la noblesse irlandaise soit très riche, si l'on regardait les richesses comme une vertu, nous conviendrions que les Anglais la possèdent dans un degré plus éminent que nous. Nous n'en ferons pas de même pour ce qui regarde le génie & les talents: les dons de l'esprit ont été répandus en Irlande par une main tout aussi libérale qu'en Angleterre, qui ne peut se vanter d'avoir produit de plus grands hommes que Boyle, Usher, Congreve, Steele, Roscommon, Farquar, Suthern, Parnell, Suift, Philips, Barkley, &c. tous Irlandais. Les étrangers les confondent ordinairement avec les auteurs anglais, la langue anglaise étant commune aux deux nations, qui sont d'ailleurs gouvernées par le même roi. Il ne se trouve ni dans Speed, ni dans Baker, ni dans aucune autre histoire d'Angleterre, que l'Irlande ait été subjuguée par un simple comté anglais. J'espère qu'à la première édition qui se fera de votre histoire de Louis XIV, vous rendrez plus de justice à une nation qui ne vous a jamais offensé, & que vous avez injustement maltraitée.

J'ai l'honneur d'être, &c.