à Potsdam 24 août 1751
Vous recevrez, ma chère plénipotentiaire, le paquet ci-joint par un héros danois, russe, polonais, et français.
Je crois que ce sera le premier guerrier du nord qui aura porté une liasse de vers alexandrins de Berlin à Paris. Je ne crois pas, quoi qu'on en dise, que mr le maréchal de Lowendal soit chargé d'autres négociations. Il est venu en Allemagne pour ses affaires, et en qualité de preneur de Bergopzom, il est venu voir le preneur de la Silésie. Le roi lui montrera ses soldats, et il ne lui montrera point ses ouvrages qu'il fait imprimer. Vous prenez mal votre temps pour me faire des reproches. Il faudrait avoir plus de pitié des étrangers et des malades. Je perds ici les dents et les yeux. Je reviendrai à Paris aveugle comme la Motte, et messieurs les écumeurs littéraires n'en seront pas moins déchaînés contre moi.
Ma santé dépérit tous les jours. L'abbé de Berni ne me louera jamais d'être devenu vieux, comme il vient de louer Fontenelle d'avoir su parvenir à l'âge de quatre-vingt-seize ans; je suis plus près d'une épitaphe que de pareils éloges.
Puisque le parlement fait actuellement si grand bruit pour un hôpital, et qu'il ne se mêle plus que des malades, j'ai envie de me venir mettre sous sa protection. Soyez bien sûre que je serais à Paris, sans les imprimeurs de Berlin qui ne me servent pas si vite que le roi. Je supporte Maupertuis n'ayant pu l'adoucir. Dans quel pays ne trouve-t-on pas des hommes insociables avec qui il faut vivre? Il n'a jamais pu me pardonner que le roi lui ait ordonné de mettre l'abbé Reinal de son académie. Qu'il y a de différence entre être philosophe, et parler de philosophie! Quand il eut bien mis le trouble dans l'académie des sciences de Paris, et qu'il s'y fut fait détester, il se mit en tête d'aller gouverner celle de Berlin. Le cardinal de Fleuri lui cita quand il prit congé, un vers de Virgile qui revient à peu près à celui-ci,
On aurait pu en dire autant à son éminence; mais le cardinal de Fleuri régnait doucement et poliment. Je vous jure que Maupertuis n'en use pas ainsi dans son tripot où dieu merci je ne vais jamais. Il a fait imprimer une petite brochure sur le bonheur, elle est bien sèche et bien douloureuse. Cela ressemble aux affiches pour les choses perdues; il ne rend heureux ni ceux qui les lisent, ni ceux qui vivent avec lui: il ne l'est pas, et serait fâché que les autres le fussent.
Point du tout, ma chère enfant, mon paquet ne partira pas par mr le maréchal de Lewendal. Il va à Hambourg, et ne retourne pas sitôt à Paris, mais vous verrez un autre maréchal qui aura la bonté de s'en charger. C'est un Anglais qu'on appelle milord maréchal tout court, parce qu'il était ci-devant grand maréchal d'Ecosse. Il est rebelle et philosophe, attaché à la maison de Stuard, condamné dans son pays depuis longtemps, et retiré à Berlin après avoir servi en Espagne. Son frère le maréchal Keit alla battre les bons musulmans à la tête des Russes, il y a quelques années. Enfin les deux frères sont ici, et le milord maréchal est déclaré envoyé extraordinaire du roi de Prusse en France. Vous verrez une assez jolie petite Turque qu'il emmène avec lui. On la prit au siège d'Ocsakou, et on en fit présent à notre Ecossais qui paraît n'en avoir pas trop besoin. C'est une fort bonne musulmane. Son maître lui laisse toute liberté de conscience. Il a dans son équipage un espèce de valet de chambre tartare qui a l'honneur d'être païen. Pour lui il est je crois anglican ou à peu près. Tout cela forme un assez plaisant assemblage qui prouve que les hommes pourraient très bien vivre ensemble en pensant différemment. Que dites vous de la destinée qui envoie un Irlandais ministre de France à Berlin, et un Ecossais ministre de Berlin à Paris? Cela a l'air d'une plaisanterie. Milord maréchal part incessamment. Vous verrez sa Turque, et vous aurez mon paquet. Ne soyez donc point étonnée que je sois encore à Potsdam, quand vous verrez une mahométane à Paris, et concluez que la providence se moque de nous.