aux Délices 19 juillet [1757]
Mon héros, c'est à vous à juger des engins meurtriers, et ce n'est pas à moy d'en parler.
Je n'avais proposé ma petite drollerie que pour les endroits où la cavalerie peut avoir ses coudées franches; et j'imaginais que partout où un escadron peut aller de front, de petits chars peuvent aller aussi, mais puisque le vainqueur de Mahon renvoye ma machine aux anciens rois d'Assirie, il n'y a qu'à la mettre avec la colonne de Folard dans les archives de Babilone. J'allais partir, monseigneur, j'allais voir mon héros; et je m'arrangeais avec votre médecin La Virote, que vous avez très bien choisi autant pour vous amuser que pour vous médicamenter dans l'occasion. Madame Denis tombe malade, et même assez dangereusement. Il n'y a pas moyen de laisser toutte seule une femme qui n'a que moy au pied des alpes, pour un héros qui a trente mille hommes de bonne compagnie auprès de luy. Je suis homme à vous aller trouver en Saxe; car j'imagine que vous allez dans ces quartiers là. Faites je vous en prie le moins de mal que vous pourez à ma très adorée Madame la duchesse de Gotha, si votre armée dine sur son territoire. Si vous passiez par Francfort, Madame Denis vous supplierait très instament d'avoir la bonté de luy faire envoyer les quatre oreilles de deux coquins, l'un nommé Freitag, résident sans gages du Roy de Prusse à Francfort et qui n'a jamais eu d'autres gages que ce qu'il nous a volé; l'autre est un fripon de marchand, conseiller du roy de Prusse. Tout deux eurent l'impudence d'arrêter la veuve d'un officier du roy voiageant avec un passeport du roy; ces deux scélérats luy firent mettre des baÿonetes dans le ventre ou sur le ventre, et fouillèrent dans ses poches. Quatre oreilles en vérité ne sont pas trop pour leurs mérites.
Je crois que le Roy de Prusse se deffendra jusqu'à la dernière extrémité. Je souhaite que vous le preniez prisonier, et je le souhaitte pour vous et pour luy, pour son bien et pour le vôtre. Son grand défaut est de n'avoir jamais rendu justice ny aux rois qui peuvent l'accabler, ny aux généraux qui peuvent le battre. Il regardait tous les français comme des marquis de comédie, et se donnait le ridicule de les mépriser, en se donnant celuy de les copier. Il a cru avoir formé une cavalerie invincible que son père avait négligée, et avoir perfectioné encor l'infanterie de son père, disciplinée pendant trente ans par le prince d'Anhalt. Ces avantages avec baucoup d'argent comptant ont tenté un cœur ambitieux et il a pensé que son alliance avec le roy d'Angleterre le mettrait au dessus de tout. Souvenez vous que quand il fit son traitté et qu'il se moqua de la France, vous n'étiez point parti pour Mahon. Les français se laissaient prendre tous leurs vaissaux, et le gouvernement semblait se borner à la plainte. Il crut la France incapable même de ressentiment; et je vous réponds qu'il a été bien étonné quand vous avez pris Minorque. Il faut àprésent qu'il avoue qu'il s'est trompé sur bien des choses. S'il succombe, il est également capable de se tuer, et de vivre en philosofe. Mais je vous assure qu'il disputera le terrain jusqu'au dernier moment. Pardonnez moy monseigneur ce long verbiage, plaignez moy de n'être pas auprès de vous. Me Denis qui est à son troisième accez d'une fièvre violente, vous renouvelle ses sentiments. Comptez que nos deux cœurs vous apartiennent.
Voltaire