Lyon le 26 juillet 1769
Pour moi, madame, qui suis aussi vieux qu'Anacreon, je vous avoue que j'aime mieux votre tête et votre cœur que vos pieds, quelque mignons qu'ils soient. Anacreon aurait voulu les baiser à cru, et moi aussi, mais je donne net la préférence à votre belle âme.
Vous êtes, madame, le contraire des dames ordinaires, vous donnez tout d'un coup plus qu'on ne vous demande; il ne me faut qu'un de vos souliers: c'est bien assez pour un vieil ermite, et vous daignez m'en offrir deux. Un seul, madame, un seul. Il n'est jamais question que d'un soulier dans les romans qui en parlent; et remarquez qu'Anacreon dit, Je voudrais être ton soulier, et non pas tes souliers. Ayez donc la bonté madame de m'en faire parvenir un, et vous saurez ensuite pourquoi.
Mais il y a une autre grâce plus digne de vous que je vous demande. C'est pour la tragédie de la Tolérance; elle est d'un jeune homme qui donne certainement de très grandes espérances. Il en a fait deux actes chez moi; j'y ai travaillé avec lui, moins comme à un ouvrage de poésie que comme à la satire de la persécution.
Vous avez senti assez que les prêtres de Pluton pouvaient être le père le Tellier, les inquisiteurs, et tous les monstres de cette espèce. Le jeune auteur n'a pu obtenir que les magistrats en permissent la représentation à Paris. Je suis persuadé qu'elle y ferait le plus grand effet, et que la dernière scène ne déplairait pas à la cour, s'il y a une cour.
Donnez nous votre protection, madame, et celle du possesseur de vos pieds. On a imprimé cette pièce chez l'étranger sous le nom de la Tolérance; ce nom fait trembler; on me la dédie et mon nom est encore plus dangereux.
Il y a dans le royaume des Francs, environ trois cent mille fous qui sont cruellement traités par d'autres fous depuis longtemps. On les met aux galères, on les pend, on les roue pour avoir prié dieu en mauvais français en plein champ, et ce qui caractérise bien ma chère nation, c'est qu'on n'en sait rien à Paris, où l'on ne s'occupe que de l'opéra comique et des tracasseries de Versailles.
Oui, madame, vous seriez la bienfaitrice du genre humain, si vous et mr le duc de Choiseul vous protégiez cette pièce et si vous pouviez un jour vous donner l'amusement de la faire représenter. Votre petite fille n'est pas contente des Guèbres, et moi je trouve l'ouvrage rempli de choses très neuves, très touchantes, écrites du style le plus simple et le plus vrai.
Aidez nous, madame, protégez nous. On pense depuis dix ans dans l'Europe comme cet empereur qui paraît à la dernière scène. Il se fait dans les esprits une prodigieuse révolution; c'est à une âme comme la vôtre qu'il appartient de la seconder. Le suffrage de mr le duc de Choiseul nous vaudrait une armée. Il va faire bâtir dans mon voisinage une ville qu'on appelle déjà la ville de la tolérance. S'il vient à bout de ce grand projet, c'est un temple où il sera adoré. Comptez madame, que réellement toutes les nations seront à ses pieds. Je me mets aux vôtres très sérieusements et je vous conjure d'embrasser cette affaire avec fureur, malgré toute la sage douceur de votre charmant caractère.
Agréez madame le profond respect de
Guillemet