Compiegne 5 aoust 1769
La volonté de l'homme, dit le Proverbe, est ambulatoire, et celle de M. Guillemet l'est aussi, comme si M. Guillemet n'étoit qu'un homme.
Il ne vouloit pas que je montrasse la tragédie des Guebres à mes amis et àprésent il veut que je la montre au public. Je suis donc bien malheureuse pour l'exécution de ses volontés. J'ay divulgué ce qu'il vouloit cacher, et je me refuse à l'honneur auquel il m'invite aujourdhuy de présenter la tolérance sur le théâtre de la comédie françoise. M. Guïllemet, je ne suis point faite pour joüer le rôle de protectrice, et la tolérance n'a point besoin de Protecteurs. Il ne lui faut que des apôtres et des disciples. Les premiers la prêchent et les autres la pratiquent. Je m'en tiens à ce dernier rang. Les vertus d'une femme doivent être modestes comme elle. On peut les appercevoir, mais elles ne doivent pas se montrer. J'honnore et je chéris la tolérance. Je la regarde comme le premier devoir et le premier besoin de l'humanité. Je gémis comme vous sur la folie de mes frères qui sont fols, et je tâche d'être sage avec eux pour ne point ajouter le malheur à leur folie ou pour ne point attirer sur moi le malheur de leur folie; enfin je tolère leur folie pour qu'ils tolèrent ma sagesse.
Je savois que le Roy fesoit un port à Versoy et je me doutois bien que l'intérest du commerce exigeoit que l'on apportât plus d'attention aux facultés et à l'intelligence des négociants qu'on y attirera qu'à leurs opinions. Mais je serois bien fâchée qu'on apella cette ville, la ville de la tolérance. Un si beau titre seroit une affiche qui empècheroit qu'on ne la toléra.
A propos de Tolérance, il y a un article intolérable sur lequel vous me trouverés très intolérante. Il paroit un nouveau livre intitulé: histoire du Parlement de Paris, dans lequel on dit qu'il se trouve des choses injurieuses contre le Roy. Cela m'a suffi pour ne pas croire qu'il vînt de votre boutique, mais un Suisse chargé par ma petite fille de lui envoyer tout ce qui sort de votre presse, me l'a adressé pour elle il y a quelques jours. J'en ay frémi, on m'a rassurée. On dit que ce livre que je n'ay pas lû n'a point votre cachet, que vous le niez, que vous êtes même offensé qu'on vous soupçonne de lui avoir donné le jour. Vous avez raison d'être offensé qu'on vous l'attribue; vous avez encore plus raison de ne l'avoir point imprimé. Ce seroit trop M. Guillemet, beaucoup trop à la fois de chanter Cattau et de blâmer notre bien aimé qui est toujours le bien aimé de sa nation, qui est surtout le bien aimé de mon cœur et qui le sera éternellement quoiqu'il puisse arriver. Si j'étois homme et que j'eusse été du temps de la Chevalerie je sens que je me serois batu pour mes amis, et pour mes seuls amis, mais je serois bien fâchée d'avoir à me battre contre vous, moi qui ai tant d'envie que vous soyez de ceux pour qui je me battrois.
Je vous aime millefois mieux que je n'aime Anacreon, parceque vous valez millefois mieux que lui et ses semblables, et puisqu'Anacreon trouve qu'il n'y a rien de si désirable que d'être le soulier de sa belle et que nos vieux Romanciers n'aspirent qu'à dérober le soulier de leur Princesse et que vous trouvez que la plus grande galanterie que je puisse vous faire, est le présent d'un de mes souliers. Je vous en envoye un. Il vous prouvera en dépit de la médisance et de l'envie que je suis toujours sur le plus grand pied dans ce pays cy. Si vous avez quelque opinion de mon goût, c'est la meilleure preuve que je puisse vous donner de l'admiration inaltérable avec laquelle je suis &c.