1769-02-08, de Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous remercie, Monsieur Guillemet, de vos charmantes lignes, car elles m'ont fait grand plaisir.
Ceux qui me font plaisir sont mes amis et cela ne prouve pas que j'aye beaucoup d'amis. Je ne me donnerois pas les airs d'entrer en correspondance avec les auteurs célèbres; car, comme vous dites Monsieur Guillemet, je suis une bonne femme et je ne suis rien de plus; mais vous me paroissez aussi un si bon homme que quelque célébrité que vous ayez pû acquérir à publier de bons livres, je ne puis résister au plaisir de vous répondre, et de vous remercier moimeme de ceux que vous m'avez envoyés.

Oüi, Monsieur Guillemet, Mrs les fermiers Généraux ont encore la politesse de me donner mes ports francs. Ainsi tant qu'ils me conserveront cette politesse, vous pouvez m'envoyer directement non seulement à moi, mais encore à ma petite fille sous mon adresse touts les nouveaux livres qui paroitront dans votre boutique. On parle donc de moi, Monsieur Guillemet, dans votre boutique. Vraiment j'en suis ravie. Je suis bien aise que l'on vous en dise du bien, je suis bien aise surtout que vous me le redisiez, car bien que je sois grand mère j'aime encore les douceurs, et pourquoi ne m'en diriez vous pas Monsieur Guillemet? Vous débitez bien celles qu'on dit à Cattau, et je vaux bien cette Cattau, je pense, moi qui n'ai point étranglé mon mari, moi qui n'ai point détroné mon souverain, moi qui serois si éloignée de voler le bien de mon fils, que je suis prête à donner le mien aux enfans des autres. Je n'ay point il est vray son esprit et ses talens, mais la bonnehomie, Monsieur Guillemet, la Bonnehommie vaut tout l'esprit et les talents du monde. Aussi Auguste même, Auguste qui n'étoit pas chargé des mêmes forfaits, n'est il pas mon héros, quoiqu'un règne long et fortuné ait fait oublie[r] à ses contemporains les proscriptions par les quelles il s'étoit élevé. Des vertus dans la prospérité . . . .. peut on en faire gloire? Mais que de tems, que de choses il faut encore pour être Auguste!

Au milieu de ma lettre, je viens d'être interrompüe par un paquet timbré de Lion. Je l'ay ouvert avec empressement dans l'espérance qu'il pourroit être de M. Guillemet. Il en étoit en effet, jugez si j'ay tout quitté pour le lire, et avec quel plaisir je l'ay lû. Je le porterai sûrement à mon retour à ma petite fille, car je suis bonne mère autant que bonne femme, et je veux que ma petite fille ait du plaisir aussi. Vous avez bien raison, Monsieur Guillemet, de compter sur notre discrétion, nous ne disons jamais nos secrets qu'à cinq ou six de nos amies qui ne les disent pas, car ils nous l'ont promis.

Je vous remercie de m'avoir fait faire connoissance avec st Cucufin; J'en veux faire mon patron, puisqu'il est si raisonable. J'aimerois pourtant bien mieux encore ceux de votre légende; quelle dévotion j'y aurois, si elle étoit admise. Ce seroit ma légende dorée.

Comme je n'entend pas le latin je me suis fait expliquer le passage d'Horace, et j'ay trouvé que vous dites beaucoup mieux qu'Horace ce qu'Horace a pensé. Ah vous êtes un charmant homme, Monsieur Guillemet, mais dites moi, qu'avez vous donc encore contre La Bleterie? On m'avoit dit que vous lui aviez pardonné l'insulte qu'il ne vous avoit pas faite et j'applaudissois à votre clémence, mais quand il vous auroit attaqué, M. Guillemet, ne voyez vous pas qu'un homme aussi célèbre que vous l'êtes donne seul l'éclat à la critique qu'il daigne repousser? En fait de critique, je pense ce que la Fontaine disoit sur un autre sujet, quand on le sait, c'est peu de chose, quand on l'ignore ce n'est rien. Voilà pourquoi j'ay été fâchée qu'on denonça au pr Henault la lettre de M. de Bellestat que ses amis lui avoient si soigneusement cachée. Heureusement il me semble qu'il a pensé comme moi et à présent le pauvre homme ne pense guère.

Je ne sais comment finir Monsieur Guillemet car je n'ay jamais eu l'honneur d'écrire à un typographe. Mais je sais que personne n'est plus remply de tous les sentimens d'admiration et de vénération qui vous sont dûs que les &c.