1769-08-27, de Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Ah, Monsieur Guillemet, vous savez très bien que l'auteur des Guebres ne peut pas déplaire, mais vous voulez qu'on lui fasse des coqueteries; eh bien, je vous avoüe de tout ce que vous lui direz de ma part; vous protégez extrêmement le jeune auteur de ce drame; oh je suis bien sûre qu'il le mérite; vous dites qu'il promet beaucoup, et moi je le soupçonne malgré sa jeunesse d'avoir déjà donné plus que les anciens n'ont jamais promis, car jeune me paroit icy le synonime de moderne.
Il n'y a, je crois, que l'abbé Girard qui pût me le disputer. Pour vous, Monsieur Guillemet, vous ne vous attachez pas à ces bagatelles là, ce sont les choses que vous attaquez et non les mots.

J'ay commencé à lire l'histoire du Parlement; je n'ay encore lu que le premier volume, j'en suis fort contente, il est très bien écrit, très intéressant, très instructif, et même très sage. Si le second volume lui ressembloit, en vérité votre ami auroit tort de s'offenser qu'on le lui attribuât. J'ay entendu dire des derniers chapitres précisément les mêmes choses que vous m'en écrivez. On commence à croire qu'ils ne sont pas de la même main. Je suis charmée que cette opinion s'établisse et je la soutiendray, car c'est déjà la mienne. Je ne puis pas soupçonner votre ami, d'avoir mal parlé de notre bien aimé maitre. J'imagine que son ouvrage lui a été volé avant d'être achevé, et comme votre ami est inimitable, il n'est pas étonnant que le continuateur de son livre l'ait mal fini. Tout imitateur doit être un ignorant, cela explique les erreurs des derniers chapitres; celui qui veut imiter la liberté doit tomber dans la licence. Cela explique les impertinences qui se trouvent dans les deniers chapitres. N'est pas libre qui veut l'être. On ne le devient ni par la force ni par la volonté; on ne l'est que par les lumières. Tout ce qui n'est pas liberté est insolence et pusillanimité.

J'espère que mon opinion sur le vol fait à votre ami n'irritera pas Monsieur Guillemet au point de lui faire mettre la tête toute entière dans le soulier de Me Gargantua. Cette Me Gargantua est infiniment flatée de la haute idée que vous avez prise d'elle. Pour l'honneur de la vérité il en faut un peu rabattre et le réduire humblement au petit pied. Mais quoique vous pensiez de mes souliers, je me trouverai toujours sur le meilleur pied, tant que Monsieur Guillemet me conservera un peu d'amitié et rendra justice aux sentimens d'admiration et de vénération avec lesquels je suis sa très humble et très obéissante servante

Me Gargantua