Ferney 4 7bre 1769
Madame Gargantua,
Pardon de la liberté grande, mais comme j'ai appris que monseigneur votre époux forme une colonie dans les neiges de mon voisinage, j'ai cru devoir vous montrer à tous deux ce que notre climat qui passe pour celui de la Siberie sept mois de l'année peut produire d'utile.
Ce sont mes vers à soie qui m'ont donné de quoi faire ces bas, ce sont mes mains qui ont travaillé à les fabriquer chez moi avec le fils de Calas; ce sont les premiers bas qu'on ait faits dans le pays.
Daignez les mettre madame une seule fois, montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez, et si on n'avoue pas que ma soie est plus forte et plus belle que celle de Provence et d'Italie je renonce au métier. Donnez les ensuite à une de vos femmes, ils lui dureront un an.
Il faut donc que monseigneur votre époux soit bien persuadé qu'il n'y a point de pays si disgracié de la nature qu'on ne puisse en tirer parti.
Vous verrez madame Gargantua que j'ai pris tout juste la mesure de votre soulier. Je ne suis fait pour contempler ni vos yeux ni vos pieds mais je suis tout fier de vous présenter de la soie de mon cru.
Si jamais il arrive un temps de disette je vous enverrai dans un cornet de papier du blé que je sème et vous verrez si je ne suis pas un bon agriculteur digne de votre protection.
On dit que vous avez reçu parfaitement un petit médecin de votre colonie, mais un laboureur est bien plus utile qu'un médecin. Je ne suis plus typographe, je me donne entièrement à l'agriculture depuis le poème des saisons de mr de st Lambert. Cependant s'il paraît quelque chose de bien philosophique qui puisse vous amuser, je serai toujours à vos ordres.
Agréez, madame, le profond respect de votre ancien colporteur, laboureur et manufacturier
Guillemet.