11e 7bre 1769
J'ai tant de choses à vous dire, ma chère amie, que je ne vous dirai prèsque rien.
J'ai été fort malade, je le suis prèsque toujours; cet état est à mon sens le plus triste de tous. On n'ose alors faire aucun projet; le corps, et ce qu'on appelle l'âme sont également accablés; l'amitié même, loin d'être une consolation augmente nos peines, parce que nous sentons alors que nous allons quitter tout ce que nous aimons. Songez à vôtre santé, c'est de là que tout dépend. L'hiver qui s'aproche me fait frémir pour vous et pour moi. Je me suis amusé cet été à nourir des vers à soye; j'ai fait de la soye; j'ai fait quelques maîlles à une paire de bas qu'on tricote pour vous; mais cet ouvrage est plus long à faire qu'une Tragédie; il y a un mois qu'on tricote, et nous n'en sommes encor qu'à la moitié.
J'ai pris le parti d'en faire travailler une paire au métier pour made la Duchesse De Choiseul pour qu'elle eût le premier bas de soye qu'on ait fait dans le païs de Gex, et pour que son mari qui fait bientôt bâtir sa ville de Versoy, vit qu'on peut établir des manufactures dans sa colonie.
J'avais demandé à Made De Choiseul, qu'on dit posséder le plus joli et le plus petit pied du monde, un de ses souliers pour prendre juste ma mesure. Elle m'a envoié un soulier de treize pouces de long. Je l'ai appellée Madame Gargantua, et je lui ai envoié des bas pour les enfans de madame Gigogne.
L'intendant de Bourgogne est actuellement à Versoy; et l'on attend Mr De Bourcet. On va tracer la ville, et acheter les terrains; Mr Amelot est venu chez moi avec toute sa suite. Je ne suis pas en état de lui rendre sa visite et de grossir sa cour.
De vous dire ce que je deviendrai, c'est ce que je n'ose faire, car je n'en sais rien. Je ferai probablement comme tous les autres hommes, je mourrai en aiant des projets et des désirs inutiles.
Je me suis bien douté que Mr De Wim ne répondrait pas à made Lelong. C'est une affaire qu'il faut abandonner. C'est depuis longtems un assez grand chagrin pour moi d'être exposé aux caprices de mr de Wim, avec qui je ne voulais jamais avoir rien à démêler; qui a de l'humeur très mal à propos; et qui est opiniâtre dans les plus petites choses.
Il serait bien plus convenable et bien plus utile que vous priassiez sérieusement mr d'Hornoy de demander à mr De La Leu le contract passé avec feu mr le prince et made la princesse de Guise; il n'y aurait qu'à me l'envoier, et je ferais faire sur le champ les diligences nécessaires, et signifier nos droits au régisseur de Régicourt en Lorraine.
Vous savez peut être que vôtre sœur, à qui j'ai déjà cédé 2800£ de rente, demande encor une petite cession, mais il est juste que vous aiez toujours une part beaucoup plus forte; c'est à quoi je travaillerai au mois d'octobre, tems auquel j'espère que les affaires de Montbelliard seront pleinement arrangées. On m'a manqué de parole depuis six mois, comme vous le verrez par la Lettre de Dupont dont je vous envoie l'original.
Nous vivrions sans doute beaucoup plus commodément réunis que séparés. Je ne crains pour vous que l'horreur de l'ennui dans de longs hivers au milieu des frimats et des neiges, avec un vieillard qui a renoncé à toute société, hors à la vôtre, et qui n'a de consolation que celle de se faire lire et de dicter, ses yeux ne lui permettant plus de lire ni d'écrire, dès que la neige est sur la terre.
Il faut absolument que Dupuits et sa femme tiennent leur ménage, élêvent leur fille, et prennent soin de leur bien de campagne.
Le frère de made De Sauvigni ne peut pas toujours rester chez moi; je ne l'ai pris pendant quelque tems que par pure compassion, et pour lui donner le loisir de paier ses dettes criardes. Sa société ne vous amuserait pas, quoi qu'il soit infiniment complaisant, et qu'il sache rester dans sa chambre toute la journée. On n'a rien à se dire dans la retraitte; on n'est point soutenu par l'histoire du jour. Très peu de gens ont dans eux mêmes un fond de conversation utile. C'est ce qui m'a déterminé à substituer pendant mon frugal dinér et mon frugal soupé des lectures instructives à l'ennui de ne rien dire, ou de dire de ces choses frivoles dont il ne reste rien, et qui forment pourtant tout le brillant de la société de Paris.
L'amusement du théâtre, et l'affluence du monde vous a soutenu pendant quelque tems, mais ce sont des plaisirs de passage qui nous sont désormais interdits. Voiez si vous avez en éffet le courage de venir affronter la solitude. C'est une très grande entreprise que je souhaitte pour ma consolation, et que je crains extrêmement pour vous. Les premiers jours sont agréables, les autres peuvent être affreux. La campagne est un séjour horrible pour une femme de Paris, àmoins qu'elle n'en aime passionément les détails, et qu'elle ne soit entourée d'une société convenable. Recevoir chez soi des officiers qui viennent en botines jouer une partie de wisk, avec lesquels on ne peut former aucune liaison, et qui dans six mois vont se transplanter à cent lieues de vous, ne voir que des oiseaux de passage, aller à deux lieues faire une visite, celà n'est pas bien délicieux, et à la longue c'est un suplice.
Consultez vous donc bien, encor une fois; gardez vous du repentir. Je suis prêt d'immoler toutes mes consolations à vôtre bonheur; je ferai tout ce que vous voudrez. Le premier de mes désirs est que vous soiez heureuse avec moi, et le second que vous soiez heureuse sans moi.
On devait jouer les Guebres à Lyon; mais la seule crainte de déplaire à l'archevêque qu'on supose avoir du crédit, le grand nombre de protestants qui sont à Lyon, les aplications toutes naturelles des Guebres aux protestants, en un mot, les préjugés qui gouvernent le monde, ont empêché le Prévôt des marchands de hazarder la pièce; il n'a pas même osé en parler à l'archevêque. L'intendant a voulu les faire jouer à sa campagne, et je ne sais s'il en aura le courage. Lyon attend que la pièce soit représentée à Paris, et Paris attend qu'elle le soit à Lyon.
On donnera le divertissement de la princesse de Navarre à Fontainebleau, Mérope et Tancrède. J'aimerais mieux qu'on donnât les Scythes. A l'égard de Pandore, mr d'Argental m'a proposé des changements qui me paraissent impraticables, et qu'il m'est impossible de faire. Voilà tout ce que je sais sur le chapitre des bagatelles. L'essentiel pour moi est que je puisse contribuer à vôtre félicité.
J'aurais voulu ma chère amie vous écrire de ma main mais je suis trop faible. Je vous embrasse bien tendrement.
V.