[c. October 1744]

… Votre style, monsieur, n'est point d'un homme de l'autre monde, votre cœur pourrait bien en être.
Vous vous souvenez de vos amis, et ce n'est pas la mode de cet hémisphère. Il est vrai que vous êtes fait pour en être excepté. Il s'en faut bien qu'on vous ait oublié pendant que vous étiez sur la montagne de Pitchincha. Vous avez dû jouir du plaisir d'occuper de vous les deux moitiés du globe. Revenez donc vite à Paris, et faites vous peindre comme m^r de Maupertuis aplatissant la terre d'un côté tandis qu'il la presse de l'autre. On ne dira plus que la figure de ce monde passe, vous l'avez fixée pour jamais. Il est question de vous fixer aussi à la fin, et de venir jouir du fruit de vos travaux, et surtout qu'on ne puisse pas dire du succès de votre voyage:

Je vous ai écrit plusieurs fois, et surtout quand votre ancien ami et le mien vivait encore. Que vous trouverez ici d'honnêtes gens de moins et de sottises de plus? Je me suis fait un tant soit peu physicien, pour être plus digne de vous recevoir; mais c'est mad^e du Châtelet, qui mérite toute votre attention en qualité de sublime géomètre. Elle s'est mise à éclaircir Leibnitz, ce qui est très difficile, et moi à embrouiller Newton, ce qui est très aisé. Mais elle a été mieux imprimée que moi, et l'édition des Eléments de Newton est entièrement ridicule. Gardez vous bien d'en lire un mot. J'aurai l'honneur de vous en présenter à Paris une moins mauvaise.

Je conçois que vous devez être retenu à La Haye par les agréments de la société. Vous devez surtout être bien content de notre ministre de La Ville. Vous aurez sans doute fait des grands dîners chez m^r le général de Debrosses. Vous aurez dit des galanteries espagnoles à mad^e de S^t Gilles. Vous aurez vu mon cher et respectable ami, m^r de Podewils, l'envoyé de Prusse; il était bien malade lorsque vous êtes arrivé à la Haye, et j'ai peur qu'il n'ait pu jouir du plaisir de vous entretenir. La Haye est un des endroits de la terre où j'aimerais mieux vivre; mais je donne encore la préférence à Paris, où je vous attends avec toute l'impatience de l'amitié très indépendante de celle de la curiosité. Vous me trouverez aussi maigre, aussi rempli d'attachement pour vous. Je ne vous traite point comme un homme de l'autre monde. Point de compliments; je reprends avec vous mes anciens errements. Il n'y a point eu de deux mille lieues entre nous.

Je vous embrasse de tout mon cœur, comme vous me le permettiez autrefois.