1740-08-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Rien ne m'a tant flatté depuis longtemps, monsieur, que votre souvenir et vos ordres.
Vous croyez bien que j'ai reçu m. du Molard comme un homme qui m'est recommandé par vous. Je n'ai pu lui rendre encore que de petits soins, mais j'espère lui rendre bientôt de plus grands services. Il sera heureux si, n'étant pas auprès de vous, il peut être auprès d'un roi qui pense comme vous, qui sait qu'il faut plaire, et qui en prend tous les moyens. Sa passion dominante est de faire du bien, et ses autres passions sont tous les arts. C'est un philosophe sur le trône; c'est quelque chose de plus, c'est un homme aimable. Monsieur de Maupertuis est allé l'observer; mais je ne l'envie point. Je passe ma vie avec un être supérieur, à mon gré, aux rois, et même à celui là. J'ai été très aise que mr de Maupertuis ait vu me du Châtelet. Ce sont deux astres (pour parler le langage neutonien) qui ne peuvent se rencontrer sans s'attirer. Il y avait de petits nuages qu'un moment de lumière a dissipés.

Pour le livre de made du Châtelet dont vous me parlez je crois que c'est ce qu'on a jamais écrit de mieux sur la philosophie de Leibnitz. Si les cœurs des philosophes allemands se prennent par la lecture, les Volfius, les Hanschius et les Tumingius seront tous amoureux d'elle sur son livre, et lui enverront du fond de la Germanie les lemmes et les théorèmes les plus galants. Mais je suis bien persuadé qu'il vaut mieux souper avec vous que d'enchanter le nord, ou de le mesurer.

Je prends la liberté de vous envoyer une épître au roi de Prusse, que mon cœur m'a dictée il y a quelque temps, et que je souhaite que vous lisiez avec autant d'indulgence que lui. Si mde du Deffant et les personnes avec lesquelles vous vivez daignaient se souvenir que j'existe, je vous supplierais de leur présenter mes respects. Ne doutez pas des sentiments qui m'attachent à vous pour la vie.

V.