à Ferney 23e avril 1773
La Lettre, Madame, dont vous m’honorez m’est assurément plus précieuse que tous les sacrements de mon église catholique, apostolique et romaine.
Je ne les ai point reçus cette fois cy. On s’était trop moqué à Paris de cette petite facétie, et le petit fils de mon masson devenu mon Evêque ainsi qu’il se prétend le vôtre, avait trop crié contre ma dévotion. Il est vrai que je ne m’en porte guères mieux. Prèsque tout le monde a été malade dans nos cantons vers l’entrée du printemps.
Je n’avais point du tout mérité ma maladie. Les plaisanteries qui ont couru n’avaient malheureusement pour moi aucun fondement; et je vous assure que je mourais le plus innocemment du monde.
Je m’arrange assez philosophiquement pour ce grand voiage dont tout le monde parle sans connaissance de cause. Comme on n’a point voiagé avant de naître, on ne voiage point quand on n’est plus. La faculté pensante que l’éternel architecte du monde nous a donnée, se perd comme la faculté mangeante, buvante, et digérante. Les marionettes de la providence infinie ne sont pas faittes pour durer autant qu’elle.
De toutes ces marionettes la plus sensible à vos bontés c’est moi. Je vous regarde comme un des êtres les plus privilègiés que l’ordre éternel et immuable des choses ait fait naître sur ce petit globe. Je suis très fâché de ramper loin de vous sur un petit coin de terre où vous n’êtes plus. Je ne vois plus personne. Je ferme surtout ma porte à tout étranger, mais je compte que Mr Moultou viendra ce soir dans mon hermitage, et que nous nous consolerons l’un l’autre en parlant longtemps de vous.
Je remercie Monsieur Neker de son souvenir avec la plus tendre reconnaissance. Made Denis me charge de vous dire à quel point elle vous est attachée; vous savez, Madame, si je vous le suis.
Agréez le sincère respect, la véritable estime et l’amitié du vieux malade de Ferney.
V.