1762-05-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Philippe Fyot de La Marche.

J'ai été sur le point, Monsieur, d'aller voir le Pierre que je commente; car pour le Pierre aux filets et aux deux clefs, il n'y a pas d'apparence que je lui fasse jamais ma cour.
J'aime bien mieux celui qui a si bien peint les Romains, que celui au nom duquel un prêtre est le maître de Rome.

Je suis encor très faible; Mr Tronchin prétend qu'il me tirera d'affaire. Je le veux croire, car je serais très embarrassé si je mourais avant d'avoir fini mon ouvrage.

J'ai reçu vos nouvelles bontés; je n'ai que des remerciements à vous faire, à vous, Monsieur, et à vos artistes. Les Cramer ajoutent à mes remerciements, une petite prière, c'est que vôtre dessinateur et vôtre graveur ayent la bonté de se conformer aux dimensions qu'on a dû leur faire parvenir par la voye d'un Libraire de Dijon. Je trouve les desseins fort beaux, et surtout celui de Sophonisbe m'a beaucoup plû. Mais encor une fois, ne vous privez pas de vos plaisirs pour les miens. Je me contenterai bien d'être honoré de six Estampes, que je devrai à vôtre complaisance et à vôtre bonté.

Je doute fort que Dieu se mêle des Jesuites, attendu qu'ils ne se sont jamais mêlés de lui, et que s'il se mêlait de pareilles affaires, il nous délivrerait de tous les moines; d'ailleurs, la providence particulière est entre nous une chimère absurde; la chaîne des évênements est immense, éternelle. Les acceptions de personnes, les faveurs et les disgrâces particulières ne sont pas faites pour une cause infinie; et dans la quantité prodigieuse de globes qui roulent les uns autour des autres par des loix générales, il serait trop ridicule que l'Eternel architecte changeât, et rechangeât continuellement les petits évênements de nôtre petit globule, il ne s'occupe ni de nos souris, ni de nos chats, ni de nos Jesuites, ni de vos flottes, ni même des tracasseries de vôtre Parlement. Vous me feriez grand plaisir de me mander si vous espérez qu'elles finiront.

Je me flatte que Mr Tronchin aura fini de rapetasser ma détestable machine quand il faudra venir vous faire ma cour au mois de Juillet; mais si les loix éternelles de ce monde dérangent toujours ma poitrine et mes entrailles, si je ne peux me transplanter, vous ne feriez pas mal de passer par Ferney en allant à Lyon. J'ai un des plus jolis théâtres, d'assez bons acteurs, et une mauvaise pièce nouvelle, qui forme, toute mauvaise qu'elle est, le Spectacle le plus pitoresque, et le plus beau que vous ayez jamais vu. Bouchez vous les oreilles, si vous voulez, mais ouvrez les yeux, et vous aurez beaucoup de plaisir. Il y a même par cy, par là, des morceaux qui ne vous déplairont pas; j'espère encor venir à la Marche, et de là vous conduire à Ferney; laissez moi me bercer de mes chimères. Qu'avons nous autre chose de bon dans cette vie?

Mon cher et illustre magistrat, je vous respecte et je vous aime bien tendrement.

V.