1767-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

J'entends très bien l'avanture des deux chiens, et je l'entends d'autant mieux que je suis un peu mordu.
Mes petites possessions touchent aux portes de Genêve; tout commerce est interrompu par cette ridicule guerre, elle n'ensanglante pas encor la terre, mais elle la ruine. Vos chiens répondent très pertinemment à nos héros français et Bernois. Il est certain que si les animaux raisonnaient avec les hommes ils auraient toujours raison, car ils suivent la nature, et nous l'avons corrompue.

A l'égard du violon je crains de n'entendre pas le mot de l'énigme. Est-ce le Roi de Pologne, qui ne pouvant par lui même venir à bout de ses Evêques s'est voulu secrettement apuier de vôtre Majesté, de la Russie, de l'Angleterre et du Dannemarck, et qui n'est actuellement apuié que de la Russie? Est-ce L'impératrice de Russie qui soutient seule à présent le fardeau qu'elle avait voulu partager avec trois puissances?

Il me parait que je tourne autour du mot de l'énigme, mais je peux me tromper; vous savez que je ne suis pas grand politique.

Votre alliée l'Impératrice a eu la bonté de m'envoier son mémoire justificatif qui m'a semblé bienfait. C'est une chose assez plaisante et qui a l'air de la contradiction de soutenir l'indulgence et la tolérance les armes à la main; mais aussi l'intolérance est si odieuse qu'elle mérite qu'on lui donne sur les oreilles. Si la superstition a fait si longtemps la guerre pourquoi ne la ferait-on pas à la superstition? Hercule allait combattre les brigands, et Bellérophon les chimères. Je ne serais pas fâché de voir des Hercules et des Bellérophons délivrer la terre des brigands et des chimères catholiques.

Quoi qu'il en soit vos deux contes sont bien plaisants. Vôtre génie est toujours le même, vôtre raison supérieure est toujours ingénieuse et guaïe. J'espère que vôtre Majesté daignera m'envoier quelque nouveau conte sur la folie de ne vouloir pas qu'un prince afferme son bien lorsqu'il est permis au dernier païsan d'affermer le sien. Celà ne me parait pas juste, et mérite assurément un troisième conte.

J'ai eu l'honneur de vous parler dans ma dernière Lettre du nommé Morival, cadet dans un de vos régiments à Vesel; c'est un jeune homme très bien né et dont on rend de fort bons témoignages. Est-il convenable qu'il ait été condamné à être brûlé vif chez des Picards, pour n'avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir chanté deux chansons? L'Inquisition elle même ne commettrait pas de pareilles horreurs. Pour peu qu'on jette les yeux sur la scène de ce monde, on passe la moitié de sa vie à rire, et l'autre moitié à frémir.

Conservez moi sire vos bontés pour le peu de temps que j'ai encor à végéter et à ramper sur ce malheureux et ridicule tas de boue.