à Monrion, 8 Janvr 1756
J'envoie, ma chère nièce, la consultation de votre procès avec la nature au grand juge Tronchin.
Je le prierai d'envoyer sa décision par la poste en droiture, afin qu'elle vous arrive plus vite.
Vous me paraissez à peu près dans le même cas que moi: faiblesse et sécheresse, voilà nos deux principes. Cependant malgré ces deux ennemis, je n'ai pas laissé de passer soixante ans; et made le Dosseur vient de mourir avant quarante d'une maladie toute contraire. Mesdemoiselles Bessières avaient une vieille tante qui n'allait jamais à la garderobe; elle faisait seulement tous les quinze jours une crotte de chat que sa femme de chambre recevait dans sa main, et qu'elle portait dans la cheminée. Elle mangeait dans une semaine deux ou troits biscuits, et vivait à peu près comme un perroquet; elle était sèche comme le bois d'un vieux violon, et vécut dans cet état près de quatre vingts ans, sans presque souffrir.
Au reste je présume que m. Tronchin vous prescrira à peu près le même remède qu'à moi. Et comme vous avez l'esprit plus tranquille que le mien, peut-être ce remède vous réussira; mais ce ne sera qu'à la longue. Le père putatif du maréchal de Richelieu, qui était le plus sec et le plus constipé des ducs et pairs, s'avisa de prendre du lait à la casse: cela avait l'air du bouillon de Proserpine; il s'en trouva très bien. Il mangeait du rôti à dîner, il prenait son lait à la casse à souper, et vécut ainsi jusqu'à quatre-vingt-quatre ans. Je vous en souhaite autant ma chère nièce. Amusez vous toujours à peindre de beaux corps tout nus, en attendant que le docteur Tronchin rétablisse et engraisse le vôtre.
Adieu, ma chère nièce, tâchez de venir nous voir avec des tétons rebondis et un gros cul. Je vous embrasse tendrement tout maigre que je suis. J'écris à Montigni sur la mort de made le Dosseur. Sa perte m'afflige, et fait voir qu'on meurt jeune avec de gros tétons. La vie n'est qu'un songe, nous voudrions bien, votre sœur et moi, rêver avec vous.