1771-11-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher petit neveu, vôtre chère moitié va donc me donner un arrière petit neveu.
Qu'elle soit bénie entre toutes les femmes, quoi que grâce à vous elle ne soit pas vierge; et que le fruit de son ventre soit béni.

Je trouve très convenable qu'une grand mère et un grand oncle batizent le nouveau né; je suis très flatté de la commission. Rien n'est plus agréable que de régénérer son arrière petit neveu, et de le tirer des griffes du diable. Il est vrai que si vous avez une fille je ne pourai pas l'épouser, mais je passerai volontiers sur ce petit inconvénient.

Il y en a un autre plus embarassant; je ne suis pas trop bien avec Monsieur Christophe. J'ai été accusé depuis quelques années (fort injustement) d'avoir fait de mauvaises plaisanteries sur les billets de confession, pour lesquels on dit que j'ai tant de respect, que je me confesse fort rârement. Il y a eu même un cordelier qui s'est avisé de prêcher contre moi dans la paroisse de vôtre femme. C'est une petite mortification que j'ai mise aux pieds de mon crucifix. Mais je me souviens qu'un jour en batizant une de vos tantes, il y eut un habitué de paroisse qui me fit quelques petites difficultés sur ma mauvaise réputation: et il y eut débat entre lui et son camarade pour savoir si le batême serait valide. Ce cas peut se renouveller, et alors vôtre divin sacrement ferait un bruit de tous les diables dans Paris, ville très frivole et très comique, qui ne demande pas mieux que de jetter du ridicule sur le profane et sur le sacré.

Je crois donc entre nous que je ne dois point être nommé parmi les acteurs de cette pièce. Mon neveu l'abbé aulieu de me représenter doit se représenter lui même; il est diacre, il a une large face et de beaux cheveux blancs. Le diable ne lui résistera pas, aulieu qu'il est à croire que le salut de l'enfant serait fort hazardé si je m'en mêlais.

Je sens enfin à mon grand regret que je ne suis plus bon que pour l'extrême onction. Je me charge seulement des honoraires du batême, mais je crois que mon nom ne doit point paraître dans cette affaire de peur du scandale et des vaudevilles.

A l'égard de vôtre situation présente, songez, je vous prie, que tout passe, tout change, tout s'oublie; que vous pourez dans peu de tems prendre tous les partis qu'il vous plaira. Vos amis n'ont pas été habiles; ils ont mieux aimé casser que plier. Mais il sera très aisé de vous rajuster. Je ne vois pour vous qu'un avenir très agréable; gratia fama valetudo contingit abundè.

Pour vous, Madame, qui voulez nourir vôtre enfant, je vous loue de ce beau dessein qui n'est pas commun chez les Dames de Paris. Je présume qu'étant accouchée à Paris, vous mênerez votre enfant à Hornoy. Je supose que vous avez une santé forte et vigoureuse qui ne sera point dérangée par ce changement de vie, par la nécessité de vous réveiller souvent et de vous relever la nuit; par les inquiétudes attachées à la fois à l'état de nourice et de mère. Il est certain qu'un enfant se porte mieux quand il est alimenté du lait de celle qui lui a donné la vie; mais il faut que ce lait soit celui d'une personne robuste, et qui suporte sans éffort tout les dégoûts des détails de cette nouriture. Vous essaierez, et si la chose ne réussit pas vous y renoncerez.

Je vous souhaitte à tout deux la graisse de la terre et la rosée du ciel, tous les plaisirs des sens et tous ceux de l'âme. Surtout portez vous mieux que vôtre vieux grand oncle qui devient aveugle comme Tobie, et qui est sec comme un excommunié. Il vous est très attaché; il vous donne sa bénédiction en dépit de vôtre paroisse de Paris.