aux Délices, 14 may [1763]
Votre éminence m'a écrit une lettre instructive et charmante.
Je pense comme elle. L'extravagant vaut mieux que le plat. Ajoutons encor je vous en prie que des discours entortillez de politique sont encor pires que la fadeur. Je pousse le blasphème si loin que si j'étais condamné à relire ou l'Héraclius de Corneille ou celuy de Caldéron je donnerais la préférence à l'espagnol.
Daignez donc me rendre raison de la réputation de notre Héraclius. Y a t'il quelque vraie beauté hors ces vers
et encor ces vers ne sont ils pas pris de l'espagnol?
Cette Leontine qui se vante de tout faire, et qui ne fait rien, qui n'a que des billets à montrer, qui parle toujours à l'empereur comme au dernier des hommes dans sa propre maison, est elle bien dans la nature? Et ce Phocas qui se laisse gourmander par tout le monde, est il un beau personage? Vous voyez bien que je ne suis pas un commentateur idolâtre, comme ils le sont tous. Il faut tâcher seulement de ne pas donner dans l'excez opposé. Je tremble de vous envoyer Olimpie après avoir osé dire du mal d'Héraclius. Si votre Eminence n'a pas reçu encore Olimpie imprimée, elle la recevra bientôt d'Allemagne. C'est toujours une heure d'amusement de lire une pièce bonne ou mauvaise, comme c'est un amusement de six mois de la composer, et qu'il ne s'agit guères dans cette vie que de passer son temps.
Votre Eminence passera toujours le sien d'une manière supérieure, car avec tant de goust, tant de talents, tant d'esprit il faut bien qu'un cardinal vive plus agréablement qu'un autre homme. Je conçois bien que le doyen du sacré collège avec la gravelle et de l'ennui ne vaut pas un jeune cordelier. Mais vous m'avouerez qu'un cardinal de votre âge et de votre sorte qui n'a devant luy qu'un avenir heureux, peut jouir comme vous faites d'un présent au quel il ne manque que des illusions.
Vous êtes bon phisicien monseigneur, vous m'avez dit que je perdrais ma qualité de quinze vingt avec les neiges. Il est vray que la robe verte de la nature m'a rendu la vue, mais que devenir quand les neiges reviendront? Je suis voué aux alpes, le mari de melle Corneille y est établi, j'ay bâti chez les allobroges, il faut mourir allobroge. Il nous vient toujours du monde des Gaules, mais des passants ne font pas société. Heureux ceux qui jouissent de la vôtre, et qui s'instruisent dans votre conversation charmante, s'ils en sont dignes. Je ne jouirai pas d'un tel bonheur et je m'en irai dans l'autre monde sans avoir fait que vous entrevoir dans celuy cy. Voylà ce qui me fâche.
Je mets à la place le souvenir le plus respectueux et le plus tendre, mais cela ne fait pas mon compte.
Consolez moy en me conservant vos bontez.
Relisez l'Heraclius de Corneille je vous en prie.