23e avril 1764 aux Délices
Je crois, Monseigneur, que vous avez fait une véritable perte.
Made De Pompadour était sincèrement vôtre amie; et s'il m'est permis d'aller plus loin, je crois du fond de ma retraitte allobroge que le Roi éprouve une grande privation; il était aimé pour lui même par une âme née sincère, qui avait de la justesse dans l'esprit, et de la justice dans le cœur. Celà ne se rencontre pas tous les jours. Peut être cet évênement vous rendra encor plus philosophe, peut-être en aimerez vous encor mieux les belles Lettres; ce sont là des amies qu'on ne peut perdre, et qui vous accompagnent jusqu'au tombeau. Songez que dans le seizième siècle ceux qui cultivaient les Lettres avec plus de succez, étaient gens de vôtre étoffe. C'étaient les Médicis, les La Mirandole, les cardinaux Saddolet, Bembo, Bibiena, De La Pole, et plusieurs prélats dont les noms composeraient une longue liste. Nous n'avons eu dans ces derniers temps, que le Cardinal de Polignac qui ait sçu mêler cette gloire aux affaires et aux plaisirs, car les Fénelons et les Bossuets n'ont point réuni ces trois mérites.
Quoi qu'il en soit, tout ce que je prétends dire à Vôtre Eminence, c'est que nous n'avons aujourd'hui que vous, c'est qu'il faut que vous soiez à notre tête, que vous nous protégiez, et surtout, que vous nous fassiez prendre un meilleur chemin que celui dans lequel nous nous égarons tous aujourd'hui.
Je ne sais si vous avez lu quelque chose des commentaires sur Corneille; j'en avais déjà soumis quelques uns à vôtre jugement, et vous m'aviez encouragé à dire la vérité. Je me doute bien que ceux qui ont plus de préjugés que de goût, et qui ne jugent d'un ouvrage que par le nom de l'auteur, seront un peu éffarouchés des libertés que j'ai prises; mais enfin, je n'ai pu dire que ce que je pensais, et non ce que je ne pensais pas. J'ai voulu être utile, et je ne l'aurais pas été, si j'avais été un commentateur à la façon des Daciers. Ce commentaire n'a pas seulement servi au mariage de madlle Corneille, mariage qui ne se serait jamais fait sans vos générosités, et sans celles des personnes qui vous ont secondé; il fallait encor empècher les jeunes gens de tomber dans le faux, dans l'outré, dans l'ampoulé, déffauts qu'on rencontre trop souvent dans Corneille au milieu de ses sublimes beautés.
Si vous avez du loisir, je vous exhorte à lire la vie du chancelier de L'Hopital; vous y trouverez des faits et des discours, qui méritent, je crois, vôtre attention. Je voudrais que le petit livre de la tolérance pût parvenir jusqu'à vous; il est très rare mais on peut le trouver. Je crois d'ailleurs qu'il est bon qu'il soit râre. Il y a des vérités qui ne sont pas pour tous les hommes et pour tous les temps. Que Vôtre Eminence conserve ses bontés à son vieux de la montagne, qui lui est attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.