1769-06-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.
Viva il cardinale Bembo e la poësia!

J'ai lu, je ne sais où, que le cardinal Bembo était d'une très ancienne maison, et que de plus il était fort aimable; mais que c'était la poësia qui avait commencé à le faire connaître, et que sans les belles Lettres il n'aurait pas fait une grande fortune. Il était réellement très bon poëte; car,

Sapere est et principium et fons.

Vôtre Eminence sait elle que vôtre correspondant Mr Le Duc De Choiseul est aussi nôtre confrère? Il y a quelques années qu'étant piqué au jeu sur une affaire fort extraordinaire, il m'envoia une vingtaine de stances de sa façon qu'il fit en moins de deux jours. Elles étaient nobles, elles étaient fières, il y en avait de très agréables. L'ouvrage en tout était fort singulier. Je vous confie celà comme a un archevêque sous le secret de la confession.

Je ne crois pas que Clément 14 soit un Bembo, mais puisque vous l'avez choisi il mérite sûrement la petite place que vous lui avez donnée. Or, Monseigneur, comme dans les petites places on peut faire de petites grâces, il peut m'en faire une, et je vous demande vôtre protection. Elle ne coûtera rien ni à sa sainteté, ni à vôtre Eminence, ni à moi; il ne s'agit que de la permission de porter la perruque. Ce n'est pas pour mon vieux cerveau brûlé que je demande cette grâce, c'est pour un autre vieillard (cy devant soi disant jésuite, ne vous en déplaise) lequel me sert d'aumônier.

Ferney est comme Alby, auprès des montagnes, mais nôtre hiver est incomparablement plus rude que celui d'Alby. Je vous de ma fenêtre quarante lieues de la partie des Alpes qui est couverte d'une neige éternelle. Les Russes qui sont venus chez moi m'ont avoué que la Sibérie est un climat plus doux que le mien au mois de Décembre et de Janvier. Nos curés qui sont nés dans le païs peuvent suporter l'horreur de nos frimats; et quoi qu'ils soient tous des têtes à perruque ils n'en portent cependant pas, ils ont même fait vœu d'être chauves en disant la messe. Mon aumônier est Lorrain; il a été élevé en Bourgogne, il n'a point fait le vœu de s'enrumer, il est malade, et sujet à de violents rhumatismes; il priera Dieu de tout son cœur pour vôtre Eminence, si vous voulez bien avoir la bonté d'emploier l'autorité du vicaire de Jesus Christ pour couvrir le crâne de ce pauvre diable.

Je ne vous cacherai point que nôtre Evêque d'Annecy est un fanatique, un homme à billets de confession, à refus de sacrements. Il a été vicaire de paroisse à Paris, et s'y est fait des affaires pour ces belles équipées. En un mot, j'ai besoin de toute la plénitude du pouvoir apostolique pour coëffer celui qui me dit la messe. Je ne puis avoir d'autre aumônier que lui; il est à moi depuis près de dix ans; il me serait impossible d'en trouver un autre qui me convint autant. Je vous aurai une très grande obligation. Monseigneur, si vous daignez m'envoier le plutôt qu'il sera possible, un beau bref à perruque.

Je ne sais si vous avez continué Mr L'archevêque de Calcédoine dans son poste de secrétaire d'état des brefs. Je me doute que non, mais qui que ce soit qui ait cette place, j'imagine qu'il est vôtre secrétaire. Vôtre Eminence gouverne Rome et la barque de St Pierre, ou je me trompe fort. Si je n'obtiens pas ce que je demande je m'en prendrai à vous.

Ma Lettre n'a rien d'un bref, elle est trop longue; je vous suplie de me pardonner et de conserver pour ma vieille tête et pour mon jeune cœur des bontés dont je fais plus de cas que de toutes les perruques possibles.

NB: Voicy un petit mémoire du supliant. C'est trop abuser de vôtre charité que de vous suplier d'ordonner que la suplique soit rédigée selon la forme usitée.

NB. M: Le Duc De Choiseul me fit avoir haut la main de la part de Clément 13 des reliques pour l'autel de ma paroisse. Mr Le Carindal Bembo n'aura t-il pas le pouvoir de me faire avoir une tignasse de Clément 14?

Agréez le très tendre respect du radoteur

V.

NB. Peut être que le nom d'ex-jésuite n'est pas un titre pour obtenir des faveurs, mais peut être aussi quand on abolit le corps on ne refusera pas à des particuliers des grâces qui sont sans conséquence.

Daignez répondre à mon verbiage quand V: E: aura un moment de loisir.