4e Juin 1762, aux Délices
J'ai bien de la peine à revenir, Monsieur, de la maladie qui m'a accablé.
Sçaurait été une grande consolation pour moi de voir Mr Goldoni; il m'aurait parlé de vous. Il aurait trouvé chez moi des amis qui l'auraient pu servir à Paris, et je lui aurais fourni des voitures qui lui auraient épargné vingt lieues de chemin. Je le défie d'ailleurs de trouver dans Paris des hommes qui soyent plus sensibles que moi à son mérite. L'Etat où j'ai été, et où je suis encor, ne m'a pas permis de mettre la dernière main à la Tragédie que j'ai fait éssayer sur mon théâtre. Je compte d'avoir l'honneur de vous l'envoyer dès que j'aurai pu y travailler.
Il a fallu m'occuper des commentaires sur Corneille. J'y ai joint une traduction en vers blancs de la Tragédie de Shakespear, intitulée la mort de Cesar, que je compare avec le Cinna de Corneille, parce que dans l'une et l'autre pièce le sujet est une conspiration. J'ai traduit Shakespear vers pour vers; je peux vous assurer que c'est l'extravagance la plus grossière qu'on puisse lire. Gilles et Scaramouche, sont beaucoup plus raisonnables.
J'ai traduit aussi l'Héraclius de Calderon, pour le comparer à L'Héraclius de Corneille. Calderon est aussi barbare que Shakespear. Envérité, il n'y a que les Italiens, et les Français leurs disciples qui ayent connu le théâtre. Que ne puis-je en raisonner avec vous, Monsieur! Mes plaisirs en augmenteraient avec mes lumières. Je vous souhaitte une santé meilleure que la mienne, et des jours aussi heureux que vous le méritez. Je serai toute ma vie avec le plus tendre respect, Monsieur, Vôtre très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire