1762-05-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami, nous commençons l'un et l'autre à être dans l'âge où il faut s'occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine.
Nous avons vu mourir nôtre cher abbé du Renel. Vous avez été malade, mais vous êtes né heureusement; vous êtes un chène, et je suis un arbuste. Je me sens encor de la tempête que j'ai essuiée. Je parie que vous buvez du vin de Champagne quand je bois du lait, et que vous mangez des perdrix et des Turbots, quand je suis réduit à une aile de poularde; vous allez chez de belles dames, vous courez de Paris à vôtre terre, et moi je suis confiné.

Le travail, qui était ma consolation, m'est interdit. Je ne peux plus me moquer de frère Berthier, de Pompignan et de Fréron. Je baisse sensiblement. L'Edition de Corneille ira pourtant toujours son train. Il y avait une grande dispute pour sçavoir si Corneille avait pris Héraclius de Calderon; pour terminer la dispute, j'ai traduit cette farce Espagnole qu'on appelle Tragédie. Il a fallu me remettre à L'Espagnol, que j'avais près que oublié. Celà m'a coûté quelques peines, mais je vous assure que j'en ai été bien payé. Il est bon de voir ce que c'était que ce Calderon tant vanté; c'est le fou le plus extravagant, et le plus absurde, qui se soit jamais mèlé d'écrire. Je ferai imprimer sa drôlerie, à côté de l'Héraclius de Corneille, et toutes les nations de L'Europe qui souscrivent pour cet ouvrage, pouront juger que le bon goût n'est qu'en France. Ce n'est pas qu'il n'y ait des étincelles de génie dans Calderon, mais c'est le génie des petites maisons.

Aureste, je suis bien sûr que vous ne pensez pas que mon Commentaire soit à la Dacier; je critique avec sévérité, et je loue avec transport; je crois que l'ouvrage sera utile parce que je ne cherche jamais que la vérité. Madlle Corneille n'entendra point mon commentaire, elle récite assez joliment des vers, nous en avons fait une actrice, mais il se passera encor bien du temps avant qu'elle puisse lire son oncle.

Voilà son père réformé, avec mr de Chamousset son protecteur. Il est déjà venu chez nous, il y revient encor. Nous lui avons donné quelque petite avance sur l'Edition; il va à Paris; qu'y deviendra t’-il quand il n'aura que son nom?

Adieu, mon cher ami, j'espère que ma Lettre vous trouvera ou à Paris, ou à Launay. Made Denis doit vous écrire. Nous sommes deux icy à qui vous coûtez bien des regrets. Je vous embrasse tendrement.

V.

Pardon si je ne vous écris pas de ma main; je suis d'une faiblesse extrême.