1775-10-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Papillon philosophe ne passera point l'hiver à Ferney, elle est à Paris où elle s'occupe de rendre des services essentiels à la patrie que j'ai choisie, et à la petite colonie que j'ai eu l'insolence et le bonheur de fonder.
Soiez sûr, Monseigneur, qu'elle vous est très attachée, et que ce papillon est d'ailleurs un très honnête homme, tirant à la vérité des coups de fusil merveilleusement, mais essentiel dans la société. Je n'ai jamais vu tant de simplicité à la fois et tant de vivacité; il ne lui manque que d'étudier l'algêbre pour ressembler à Made Du Châtelet. Je n'ose encor me flatter que vous fassiez ce qu'elle a fait, que vous honoriez nôtre ville naissante de vôtre présence. Je n'aurais plus rien à désirer dans ce monde que je vais quitter bientôt malgré toutes vos plaisanteries.

Je vous avouerai que je suis un peu scandalisé du nom de barbouilleur que vous donnez si libéralement aux deux peintres du Maréchal de Catinat; mais j'ose être un peu de vôtre avis sur l'orgueilleuse modestie dont parlait Made De Maintenon, et que vous démêlez si bien.

Je suis surtout de vôtre opinion sur ce ton décisif avec lequel l'un des deux peintres rabaisse Louis 14 et le Maréchal de Villars. Vous conviendrez que celui qui a remporté le prix à nôtre académie s'est exprimé plus modestement. Si jamais vous pouviez vous résoudre à lire les anciens discours composés pour les prix de cette académie, vous seriez étonné de la prodigieuse différence qui se trouve entre ces vieilles déclamations, et celles qu'on fait aujourd'hui. C'est en celà surtout que nôtre siécle est supérieur au siècle passé. J'aurais voulu que Mr Guibert n'eût point immolé le Maréchal de Villars au père La pensée. Ce qu'il dit contre le héros de Denain, vôtre ancien ami, et un peu votre modêle, me fait souvenir de Mr Folard, qui dans ses commentaires sur Polybe dit, Le Maréchal de Villars après avoir donné le change aux ennemis, attaqua le corps qui était dans Denain, le fit tout entier prisonier de guerre, s'empara de Marchiennes, et prit cinq villes en deux mois; je n'aurais rien fait de tout celà.

Vous connaissez parfaitement les hommes, mais permettez moi de vous dire que vous êtes un peu trop difficile sur nôtre académie dont vous êtes le Doyen, et dont il n'apartenait qu'à vous d'être le soutien et le véritable protecteur. Je vous ouvre mon cœur. J'ai été très affligé, et je le suis encor, que vous aiez un peu gourmandé des hommes libres, qui pensent et qui parlent, qui même ont une grande influence sur l'opinion publique. J'ai été cent fois tenté de vous le dire il y a deux ans. Je succombe aujourd'hui à la tentation. Je voudrais qu'ils pussent revenir à vous, et se réunir autour de leur chef. Cela ne serait pas difficile. Pardonnez moi ma sincérité en faveur de mon tendre et respectueux attachement.

Je pense que tous les gens de Lettres auraient dû être à vos pieds comme à ceux de vôtre grand oncle, d'autant plus, qu'en vérité, les gens de Lettres d'aujourd'hui ont en général beaucoup plus de lumières que ceux d'autrefois. On a moins de génie que dans le siécle de Louis 14, moins de vrai talent, moins de grâce et de politesse, mais on a beaucoup plus de connaissances. Nôtre philosophie n'est pas à mépriser.

Soiez heureux autant que vous méritez de l'être, joüissez de vôtre gloire qui ne sera jamais affaiblie par les chicanes odieuses d'un procez auquel vous ne deviez pas vous attendre, et que personne n'aurait jamais pu prévoir. Conservez vos bontés pour le plus ancien de vos serviteurs, qui mourra en vous aimant et en vous respectant.

V.