Le 13 février [1735]
Si madame du Deffant, mon cher ami, avait toujours un secrétaire comme vous, elle ferait bien de passer une partie de sa vie à écrire.
Faites souvent, je vous en prie, en votre nom ce que vous avez fait au sien; consolez moi de votre absence et de la sienne par le commerce aimable de vos lettres.
Je n'ai point encore vu les mémoires d'Hector; mais vrais ou faux, je doute qu'ils soient bien intéressants; car, après tout, que pourront ils contenir que des sièges, des campements, des villes prises et perdues, de grandes défaites, de petites victoires? On trouve de cela partout; il n'y a point de siècle qui n'ait sa demi douzaine de Villars et de princes Eugène. Les contemporains qui ont vu une partie de ces événements les liront pour les critiquer, et la postérité s'embarrassera peu qu'un général français ait gagné la bataille de Fridelingue et ait perdu celle de Malplaquet. Le maréchal de Villars avait l'humeur un peu romanesque; mais sa conduite et ses aventures ne tiennent pas assez du roman pour divertir son lecteur.
Qu'un prince comme Charles II, qui a vu son père sur l’échafaud, et qui a été contraint lui même de fuir à travers son royaume, déguisé en postillon; qui a demeuré deux jours dans le creux d'un chêne (lequel chêne, par parenthèse, est mis au rang des constellations); qu'un tel prince, dis je, fasse des mémoires, on les lira plus volontiers que les Amadis. Il en est des livres comme des pièces de théâtre; si vous n'intéressez pas votre monde, vous ne tenez rien. Si Charles XII n'avait pas été excessivement grand, malheureux et fou, je me serais bien donné de garde de parler de lui. J'ai toujours eu envie de faire une histoire du siècle de Louis XIV; mais celle de ce roi, sans son siècle, me paraîtrait assez insipide.
Le père de la Bletterie, en écrivant la vie de Julien, a fait un superstitieux de ce grand homme. Il a adopté les sots contes d'Ammien Marcellin. Me dire que l'auteur des Césars était un païen bigot, c'est vouloir me persuader que Spinosa était bon catholique. La Bletterie devait prendre avec soi le peloton de m. de Saint-Aignan, et s'en servir pour se tirer du labyrinthe où il s'est engagé. Il n'appartient point à un prêtre d’écrire l'histoire; il faut être désintéressé sur tout, et un prêtre ne l'est sur rien.
J'aimerais presque autant l'histoire des papillons et des chenilles que m. de Réaumur nous donne, que l'histoire des hommes dont on nous ennuie tous les jours; d'ailleurs, je suis dans un pays où il y a bien moins d'hommes que de chenilles. Il y a longtemps que je n'ai rien vu qui ressemble à l'espèce humaine, et je commence à oublier ces animaux là. Exceptez en un très petit nombre à la tête desquels vous êtes, je ne fais pas grand cas de mes confrères les humains; mais j'en use avec vous à peu près comme dieu avec Sodôme. Ce bon dieu voulait pardonner à ces …là, s'il avait trouvé cinq honnêtes gens dans le pays; vous êtes assurément un de ces cinq ou six qui me font encore aimer la France. Cideville est de cette demi-douzaine; il m’écrit toujours de jolie p rose et de jolis vers.