à Ferney , 21e xbre 1772
Mon héros éxige que je lui conte le fait, parce qu’il veut être instruit de ce que ses sujets jeunes et vieux font dans son empire. Je lui dirai donc comme devant mon Dieu que Made Denis fesant les honneurs d’un grand diné, je mangeais dans ma chambre un plat de légumes, ainsi que vous en usâtes quand vous honorâtes mon taudis de vôtre présence. Une belle demoiselle de la compagnie plus grande que Made De Ménage de deux doigts, plus jeune, plus étoffée, plus rebondie, vint me consoler. Les genevois sont malins, et les calvinistes sont toujours bien aises de jetter le chat aux jambes des papistes, mais le fait est que cette auguste Demoiselle me fesait trembler tous les membres, et que si je m’évanouis, c’était de crainte et de respect.
Je vous jure que j’aurais plutôt fait la scène de Sylla, de César et de Pompée dont vous me parlez que je n’aurais fait un couplet avec cette belle personne. Depuis que j’ai des Lettres de capucin je mets toutes ces impostures aux pied de mon crucifix et je ne dis à personne, ouvrez le Loquet.
Aureste je présume toujours que les princesses de la Comédie sont partout sous vos loix ainsi que dans leurs lits, et que vous êtes toujours le maître des autres à table, au lit et à la guerre.
Comme je crois que vous l’êtes aussi au spectacle j’ai rapetassé toute la Sophonisbe, et j’aurai l’honneur de vous en envoier deux éxemplaires, l’un pour vous, l’autre pour la Comédie. Je ne suis pas bien sûr que vos ports soient francs de Lyon à Paris; je sais seulement qu’ils sont exhorbitans. Je vous demande vos ordres pour savoir si je dois faire partir ce paquet sous vôtre nom ou sous celui de M: le Duc d’Aiguillon.
Je suis bien sensible à toutes les peines que mon héros daigne prendre d’écarter les siflets préparés pour les loix de Minos. A l’égard de Sylla cette entreprise était aisée pour le père de Larue et est fort difficile pour moi. Je vous avoue que je baisse beaucoup quoi qu’en disent mes panégiristes et ceux de la belle demoiselle qu’on supose avoir eu pour moi tant de bontés. Il me semble que le goût de ma chère nation est un peu changé; et si vous me permettez de vous le dire, je crois qu’elle n’est pas plus digne d’entendre Sylla, Pompée et César, que je ne suis digne de les faire parler. Cependant, s’il me venait quelque idée heureuse je l’emploierais bien vîte pour vous faire ma cour, mais les idées viennent comme elles veulent. Ma plus chère idée serait de ne point mourir sans avoir la consolation de vous revoir encor; je ne suis le maître ni de chasser cette idée ni de l’exécuter. Je suis bien sûr seulement que ma destinée est de vous être attaché jusqu’à la mort avec le plus tendre respect.
le vieux malade de Ferney à qui on fait trop d’honneur