1773-09-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Je dérobe un moment, Madame, à mes souffrances continuelles, et à mille affaires qui m’accablent, pour me jetter à vos pieds, pour vous remercier de vos bontés dont mon cœur est pénétré.

Je commence par vous dire que l’innocence de Mr De Lally m’est aussi démontrée que celle de Mr De Morangiés. La seule différence que je trouve entre eux, c’est que l’un était le plus brutal des hommes, et que l’autre est le plus doux. J’ai entrepris d’écrire sur ces deux affaires par des motifs qu’une âme comme la vôtre aprouve. J’avais passé une partie de ma jeunesse avec la mère de Mr de Morangiés le Lieutenant général qui voulait bien m’honorer de sa bienveillance. J’avais été lié avec Mr de Lalli par un hazard singulier dans l’affaire du monde la plus importante; et en dernier lieu, sa famille m’avait demandé le faible service que je lui ai rendu.

Puisque vous voulez, Madame, vous occuper un moment des fragments sur l’Inde qui contiennent la justification de Mr De Lalli, donnez moi vos ordres sur la manière de vous les faire parvenir. Mr D’Ogni qui a la générosité de se charger des ouvrages de nos manufactures, ne peut faire passer par la poste rien qui sorte de la manufacture des libraires. Celà est expressément deffendu.

Vous faittes assurément une bien bonne action, Madame, en déterminant Mr Le Maréchal de Richelieu à faire représenter à la cour une pièce qui lui est dédiée, et qui a été faitte pour cette cour même. Vous croiez bien que je sens toutes les conséquences de cette indulgence que Mr le Maréchal aurait pour moi, et dont j’aurais l’obligation à vôtre belle âme. Elle ne se lasse pas plus de rendre de bons offices et de faire du bien, que vôtre légère figure de Nimphe ne se lasse de tuer des perdrix.

Ce n’est point moi, assurément, Madame, qui ai donné des copies de ce petit billet que j’écrivis par Mr De La Borde. Il sait que je n’en avais pas de copie moi même. Je ne devinais pas que cette petite galanterie pût jamais être publique.

Quant aux plaisanteries entre Mr Le Maréchal de Richelieu et Mr D’Argental, comme je ne suis pas absolument au fait, je ne sais qu’en dire; je dois me borner à leur être tendrement attaché à tous les deux, et si j’avais encor quelques talents je ne les emploierais qu’en m’efforçant de mériter les suffrages de l’un et de l’autre. J’ai sçu tout ce qui s’était passé au sujet d’un de vos amis dont je respecte le mérite. J’en ai été bien affligé. Je m’intéresserai jusqu’au dernier moment de ma vie à tout ce qui poura vous toucher. Mr Dupuits, qui viendra vous faire sa cour incessamment, vous en dira d’avantage. Il vous dira surtout combien vos sujets de Ferney vous adorent. Ma reconnaissance n’a point de bornes, et mon cœur n’a point d’âge. Agréez, Madame, mon tendre respect.