1739-08-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Antoinette Françoise de Champbonin.

Mon cher gros chat est dans sa gouttière & nous courons les champs.
Nous voici à Cambrai, marchant à petites journées. Nous n'avons pas trouvé la moindre petite fête sur la route. Nous sommes traités en médecins de village qu'on envoie chercher en carrosse & qu'on laisse retourner à pied. Si vous me demandez pourquoi nous allons à Paris, je ne peux vous répondre que de moi. J'y vais parce que je suis Emilie. Mais pourquoi Emilie y va-t-elle? Je ne le sais pas trop. Elle prétend que cela est nécessaire, & je suis destiné à la croire comme à la suivre. Vous jugez bien que la première chose que je ferai, sera de voir m. votre fils. Mais pourquoi la mère n'y serait elle pas? Pourquoi n'aurions nous pas le plaisir de nous voir rassemblés? Voici une belle occasion pour quitter sa gouttière. On ne vous soupçonnera point d'être venue à Paris pour le feux d'artifice. On sait assez que vous ne faites de ces voyages là que pour vos amis. Où êtes vous à présent, cher gros chat? Etes vous à la Neufville? Y renouez vous les nœuds d'une ancienne amitié? Et madame de la Neufville jouit elle un peu de l'interrègne? Elle sera trop heureuse de vous avoir retrouvée; mais nous aurons notre tour, & nous espérons toujours revoir Cirey, avant d'habiter le palais de la pointe de l'Ile. Nous les verrons bien tard, ce Cirey & ce Chambonin, hélas! Nous avons acheté des meubles à Bruxelles, c'est la transmigration de Babylone. Je ne suis pas trop content de mon séjour dans ce pays là. Je m'y suis ruiné; & pour dernier trait, les commis de la douane ont saisi des tableaux qui m'appartiennent. Il y a, comme vous savez, beaucoup de princes à Bruxelles, & peu d'hommes. On entend à tout moment votre altesse, votre excellence. Madame du Chastelet ne sera princesse que quand sa généalogie sera imprimée: mais fût elle bergère, elle vaut mieux que tout Bruxelles. Elle est plus savante que jamais, & si sa supériorité lui permet encore de baisser les yeux sur moi, ce sera une belle action à elle, car elle est bien haute. Il faut qu'elle cligne les yeux en regardant en bas pour me voir. On va souper. Adieu, cher gros chat. J'embrasse vos pattes de velours.