1739-08-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher amy, je suis bien coupable, mais comptez que quand on ne vous écrit point, et qu'on ne reçoit point de vos nouvelles, on est bien puni de sa faute.
La première chose que je fais en arrivant à Paris c'est de vous dire combien j'ay tort. Cependant si je voulois je trouverois bien de quoy m'excuser; je vous dirois que j'ay mené une vie errante, et que dans les moments de repos que j'ay eüs, j'ay travaillé dans l'intention de vous plaire. Quoyque l'air de Bruxelles n'ait pas la réputation d'inspirer de bons vers, je n'ay pas laissé de reprendre ma lime et mon rabot, et ne me sentant pas encor tout à fait apoplectique, j'ay voulu mettre à profit le temps que la nature veut bien encor laisser à mon imagination. J'étois en bau train quand un maudit cartésien nommé Jean Bannieres, m'est venu harceler par un gros livre contre Newton. Adieu les vers; il faut répondre aux hérétiques, et soutenir la cause de la vérité. J'ay donc remis ma lire dans son étuy, et j'ay tiré mon compas. Apeine travaillai-je à ces tristes discussions que la divine Emilie s'est trouvée dans la nécessité de partir pour Paris, et me voylà. J'ay apris quelques jours avant mon arrivée en cette bruiante ville que notre Linant avoit gagné Le prix de L'Académie française. Je luy en ai fait mon compliment, et je m'en réjouis avec vous. C'est vous qui l'avez fait poète, et la moitié du prix vous apartient. J'espère que cet honneur éveillera sa paresse et fortifiera son génie. Il m'a envoyé son discours dans lequel j'ay trouvé de très bonnes choses et surtout, ce qui caractérize l'écrivain d'un esprit au dessus du commun, image, et précision. Je luy souhaite de la gloire et de la fortune. J'espère qu'on jouera sa tragédie cet hiver. On dit qu'il l'a baucoup corrigée. Je n'en sais rien, je ne l'ay point encor vu. Je n'ay vu personne. Tout ce que je sçai, c'est que s'il travaille et s'il est honnête homme, je luy rends toute mon amitié.

Je vais chercher Formont dans le palais de Plutus. Je vais luy parler de vous. Il n'aura peutêtre pas la tête tournée, comme l'ont tous les gens de ce pays cy, qui ne parlent que de feux d'artifice, et de fusées volantes, et d'une madame, et d'un infant qu'ils ne verront jamais. Les hommes sont de grands imbéciles. Tout le monde paroît occupé profondément d'une marmotte qui n'est point jolie, mais il faut leur pardonner. Depuis que le père de la mariée est amoureux on dit que tout le monde est guai et qu'il y a du plaisir, même à Versailles.

Cimon aima puis devint galant homme.

Bonjour mon ancien amy, je vais courir par cette grande ville, et chercher pour un mois quelque gîte tranquille, où je puisse vous écrire quelquefois. Que dites vous de Voltaire qui a des meubles à Bruxelles, et qui loge en chambre garnieà Paris? Si vous avez quelques ordres à me donner adressez les à l'hôtel de Richelieu. Je vous embrasse tendrement.

V.