à Bruxelles ce 14 aoust [1741]
Mon cher confrère en Apollon j'ay reçu de vous une lettre charmante qui me fait regretter plus que jamais que les ordres de Plutus nous séparent quand les muses devroient nous raprocher.
Vous corrigez donc vos ouvrages, vous prenez donc la lime de Boylau pour polir des pensées à la Corneille? Voylà l'unique façon d'être un grand homme. Il est vray que vous pouriez vous passer de cette ambition. Votre commerce est si aimable que vous n'avez pas besoin de talents. Celuy de plaire vaut bien celuy d'être admiré; quelques baux ouvrages que vous fassiez vous serez toujours au dessus d'eux par votre caractère. C'est pour le dire en passant, un mérite que n'avoit pas ce Boylau dont je vous ay tant vanté le stile correct et exact. Il avoit besoin d'être un grand artiste pour être quelque chose. Il n'avoit que ses vers, et vous avez tous les charmes de la société. Je suis très aise qu'après avoir bien rabotté en poésie, vous vous jettiez dans les profondeurs de la métaphisique. On se délasse d'un travail par un autre. Je sçai bien que de tels délassements fatigueroient un peu bien des gens que je connois mais vous ne serez jamais comme bien des gens en aucun genre.
Permettez moy d'embrasser votre aimable amy qui a remporté le prix de L'éloquence. Votre maison est le temple des muses. Je n'avois pas besoin du jugement de l'académie française ou françoise pour sentir le mérite de votre amy. Je l'avois vu, je l'avois entendu, et mon cœur partageoit les obligations qu'il vous a. Je vous prie de luy dire combien je m'intéresse à ses succez.
Mr du Chastellet est arrivé icy. Il se pouroit bien faire que dans un mois madame du Chastellet fût obligée d'aller à Cirey, où le téâtre de la guerre qu'elle soutient, sera probablement transporté pour quelque temps. Je crois qu'il y aura une commission des juges de France pour constater la validité du testament de M. de Trichatau. Jugez quelle joye ce sera pour nous si nous pouvons vous enlever sur la route. Je me fais une idée délicieuse de revoir Cirey avec vous. Mr de Montmirel ne pouroit il pas être de la partie? Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur, il ne manque que vous à la douceur de ma vie.