1744-12-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Graf Otto Christoph von Podewils.

Je me reproche bien mon adorable ministre de n'avoir pas pris la poste pour vous venir garder pendant votre maladie; il est vray que je ne le pouvois pas; mais n'importe, je me le reproche.
Vous avez eu la même maladie que le roy de France, et en vérité vous êtes aimé comme luy. Vous m'avez mis dans d'étranges inquiétudes, et assurément je n'étois pas le seul que vous allarmiez. Madame du Chastellet, qui partage mon attachement pour vous, partageoit aussi mes peines. Enfin vous nous êtes rendu, et vous vivez pour bien des cœurs qui vous aiment. Goutez mon cher et respectable amy ce bonheur si doux et si rare. Que de belles victimes La mort a menacées ou frappées depuis trois mois! Le roy de France à l'agonie à la fleur de son âge, et au commencement de sa gloire; madame du Châtauroux, jeune, belle, aimée, vangée, expirant dans des douleurs cuisantes dans les plus beaux jours de sa vie; l'archiduchesse mourant dans des tortures affreuses à vingt deux ans; la reine de Hongrie malade. Cette vie n'est qu'un songe, mais il faut rêver le plus longtemps qu'on peut. Ne rèvera t'on point à la paix cette année? Mr de Harrington, qui a des sentimens pacifiques, ne les mettra t'il pas en usage? Nous avons un ministre des affaires étrangères qui souhaite la paix plus que personne; c'est un citoyen du monde, un homme d'un esprit juste et d'un cœur excellent. Si de tels caractères ne réussissent pas à faire entendre raison aux hommes il faut que les hommes soient bien méchants. Mais enfin le besoin que tout le monde aura de la paix nous la donnera. Je voudrois bien que madame du Chastellet fit sa paix avec la maison de Hoensbruk. J'ay pris mr de Raesfelt pour arbitre, et j'ay suplié le roy votre maître de daigner recommander cette affaire. Puisse t'il de son côté donner la paix à l'Europe à la tête de cent mille hommes, et puissai-je venir vous embrasser à la Haye quand vous l'aurez signée. Permettez moy de présenter mes respects à celle que vous avez tant inquiétée, et de remercier bien tendrement mr Beck, qui m'a donné de vos nouvelles.

Ne m'oubliez pas auprès de m. de la Ville et de vos amis.

Adieu, permettez moy de vous embrasser de tout mon cœur.

V.