à la Haye au palais du Roy de Prusse ce 27 octobre 1740
Mon cher et jeune Apollon, mon poète philosophe, il y a six semaines que je suis plus errant que vous.
Je comptois de jour en jour, repasser par Bruxelles, et y relire deux pièces charmantes de poésie et de raison sur les quelles je vous dois baucoup de points d'admiration et aussi quelques points interrogants. Vous êtes le génie que j'aime, et qu'il falloit aux Français. Il vous faut encor un peu de travail et je vous réponds que vous irez au sommet du temple de la gloire par un chemin tout nouvau. Je voudrois bien en attendant trouver un chemin pour me raprocher de vous. La providence nous a tous dispersez. Madame du Chastellet est à Fontaineblau, je vais peutêtre à Berlin, vous voylà je croi en Champagne. Qui sait cependant si je ne passeray pas une partie de l'hiver à Cirey, et si je n'auray pas le plaisir de voir celuy qui est aujourduy nostri spes altera Pindi? Ne seriez vous pas à présent avec mr de Buffon? Celuy là va encor à la gloire par d'autres chemins, mais il va aussi au bonheur, il se porte à merveille. Le corps d'un athlète, et l'âme d'un sage, voylà ce qu'il faut pour être heureux.
A propos de sage, je compte vous envoyer incessamment un exemplaire de l'antimachiavel. L'auteur étoit fait pour vivre avec vous. Vous verrez une chose unique, un Allemand qui écrit mieux que bien des Français qui se piquent de bien écrire, un jeune homme qui pense en philosophe, et un roy qui pense en homme. Vous m'avez acoutumé mon cher amy aux choses extraordinaires. L'Auteur de l'antimachiavel et vous sont deux choses qui me réconcilient avec le siècle. Permettez moy d'y mettre encor Emilie, il ne la faut pas oublier dans la liste, et cette liste ne sera jamais bien longue.
Je vous embrasse de tout mon cœur; mon imagination, et mon cœur courent après vous.